La Tanière des Jarls Noirs - une uchronie viking par ChatGPT

lundi 4 août 2025
par  Dark Funifuteur
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ChatGPT :
"La Tanière des Jarls Noirs" est un titre puissant, évocateur d’une uchronie sombre, épique, et probablement teintée de fantastique ou de mythologie. Le nombre de chapitres dépend bien sûr du format visé, mais je peux te proposer une structure narrative solide en 12 chapitres, idéale pour un roman de 250 à 400 pages, ou adaptable à une BD ou série scénarisée.

Chapitre 1 — Les Os du Jarl

Le vent hurlait comme un loup affamé sur les falaises de Nordfjord. La mer, grise et furieuse, giflait les rochers avec une violence que même les plus anciens disaient ne pas avoir vue depuis les guerres du Dieu Borgne. Le ciel était bas, lourd, presque tangible, comme si les dieux eux-mêmes retenaient leur souffle.

Au sommet d’un tertre pierreux, une silhouette se tenait debout, immobile malgré la bourrasque. Le manteau de fourrure qui couvrait ses épaules claquait dans le vent, dévoilant par instants les entrelacs d’un plastron de cuir usé. Il avait le regard posé sur un cercle de pierres noircies, où brûlait un feu sacré, et au centre duquel reposaient les restes du Jarl Skallgrím, son père.

Asgaut n’avait pas pleuré.

Ni quand le vieux s’était éteint dans son sommeil, les mains crispées autour de la hache posée sur sa poitrine.

Ni quand ils l’avaient hissé sur la litière funéraire, le visage peint d’ocre et les orbites vides fixant l’infini.

Ni même maintenant, alors que les flammes dévoraient les chairs et faisaient éclater les os comme du bois sec.

Les pleurs, c’était pour les mères et les esclaves.

Les fils dignes des Jarls se taisaient, gravant leur deuil dans le silence et les serments.

La cérémonie dura jusqu’à ce que le feu devienne cendres. Le vent rabattit la fumée noire sur le village, en contrebas. Les femmes et les vieillards s’étaient retirés. Il ne restait plus qu’une poignée de guerriers — les hirdmenn de Skallgrím — et deux devins aux visages tatoués.

L’un d’eux, le plus ancien, s’approcha d’Asgaut. Il portait un bâton noueux sculpté de runes oubliées, et dans ses yeux brûlait une lumière trouble.

— Tu sais ce que dit la loi, fils de Skallgrím, grogna-t-il. Les cendres d’un Jarl ne parlent pas seules.

Asgaut acquiesça. Il tendit la main vers l’un des foyers annexes, où une pierre chauffée au rouge reposait sur un lit de braises. Il la saisit à mains nues, sans ciller, et la jeta sur le bûcher encore fumant.

Un craquement sourd, un soupir venu des profondeurs du tertre.

Et alors, le vieux devin plongea sa main dans une bourse pendue à sa ceinture. Il en sortit un objet enveloppé dans une peau de corbeau : un fragment d’os, sculpté. Un talon humain, gravé de symboles étranges, mêlant runes nordiques et pictogrammes inconnus. Il le plaça dans la cendre tiède.

— Ton père portait ça sur lui quand il est revenu du sud, murmura-t-il. Du très sud. Il n’a jamais dit ce qu’il y a vu. Seulement qu’il avait entendu les tambours battre dans les arbres. Et qu’il n’avait pas pu oublier.

— Le Groenland ? demanda Asgaut.

— Plus bas. Bien plus bas. Au-delà de l’horizon. Là où les eaux changent de goût, où les étoiles ne mentent plus.

Le jeune homme resta silencieux. Il connaissait les histoires. Les sagas des skalds ivres de mead qui chantaient des forêts noires où les arbres murmuraient, des montagnes chaudes qui saignaient du feu, et des peuples au regard d’ébène qui parlaient aux esprits. Mais il avait toujours cru que ce n’étaient que des contes pour faire peur aux novices.

— Pourquoi me montrer ça maintenant ? demanda-t-il enfin.

Le devin sourit, découvrant des dents noircies.

— Parce que la tanière existe, Asgaut. Et ton père pensait que toi seul aurais le courage d’y retourner.

Le lendemain, il quitta le village.

Ni cérémonie, ni discours.

Juste un sac de cuir usé, une hache polie par les années, et une carte.

Pas une carte au sens habituel — plutôt un assemblage d’indices, de fragments de souvenirs de Skallgrím : des courants marins, des constellations tracées au sang de renne sur une peau de phoque, et un nom griffonné à l’encre brune : "Galda-Hram".

Un mot qui ne ressemblait à rien d’humain.

Asgaut rassembla quelques hommes. Pas les plus fidèles — ils étaient trop vieux, trop fatigués — mais les plus curieux. Les plus fous.

Il y avait Eirik, son frère d’armes, au regard trop vif pour la paix. Il y avait Yrsa, une guerrière exilée du nord de la Suède, aux mains tachées de cicatrices et à la langue bien plus affûtée qu’une épée. Et il y avait le vieux Kalf, ancien marin qui avait servi sur les rives d’Irlande, et qui jurait avoir vu, un jour, une côte de sable rouge au sud du monde.

— Une dernière aventure, murmura-t-il à Asgaut. Avant que mes os ne rejoignent ceux des baleines.

Ils embarquèrent un soir sans lune, sur un drakkar noir nommé Fjölnir. Dix hommes, deux femmes, quelques provisions, des peaux, des armes, et ce fragment d’os brûlé.

La mer fut clémente les premiers jours. Les vents portaient leurs chants, les mouettes dansaient au-dessus des voiles, et même les cieux semblaient retenir leur colère.

Mais au cinquième jour, la tempête les trouva.

Une bête sans yeux ni chair, hurlant et mordant, renversant le ciel et l’eau. Les vagues avalaient le bois comme du pain, et la proue du navire, autrefois sculptée en forme de loup, fut arrachée comme une simple brindille.

Asgaut, agrippé à la barre, sentit pour la première fois la peur lui mordre le cœur. Pas celle de la mort — il l’avait déjà côtoyée trop souvent — mais celle du doute.

Et si son père avait menti ?

Et si cette histoire de "tanière" n’était qu’une ruse d’un vieillard délirant ?

Puis, au plus fort de la tempête, alors que les éclairs fendaient le monde en deux, une voix résonna dans sa tête.

Grave. Sèche. Indéchiffrable.

Pas un mot humain. Pas un cri d’homme ou de bête.

Un mot.

Ou un nom.

Galda-Hram.

Ils dérivèrent pendant deux jours, à moitié morts. Deux rameurs furent perdus. L’eau douce s’amenuisait. Les réserves étaient détrempées.

Mais à l’aube du troisième jour, alors que le ciel s’ouvrait comme un œil endormi, ils virent la côte.

Pas une côte du nord. Ni même des îles britanniques.

Non. Une terre large, verte et rouge, ourlée de palmiers et de collines, où l’air sentait l’épice et la terre brûlée.

L’Afrique.

Mais pas celle que les marchands arabes décrivaient dans les ports.

Une Afrique ancienne.

Sauvage.

Et peut-être... maudite.

Le drakkar s’échoua doucement sur une plage de sable noir, bordée de rochers volcaniques.

Asgaut descendit le premier, hache au poing, le regard aux aguets. Mais rien ne bougeait. Seul le vent chaud, et un silence étrange, presque pesant.

Ils montèrent un camp de fortune. Le soir venu, ils allumèrent un feu.

Et là, dans la pénombre, à la lisière de la jungle, ils virent les yeux.

Des dizaines. Peut-être des centaines.

Silencieux. Inquisiteurs. Trop hauts pour être ceux d’animaux rampants. Trop brillants pour être naturels.

Asgaut se leva, prêt à se battre.

Mais les yeux ne bougeaient pas.

Ils attendaient.

Dans les jours qui suivirent, ils rencontrèrent le peuple des Masakai.

Pas hostiles. Mais pas accueillants non plus.

Leurs chefs parlaient peu. Leurs prêtres, vêtus de peaux et de colliers d’os, observaient Asgaut comme on observe un feu nouveau — avec crainte, et fascination.

Un vieux chaman, aux yeux aveugles mais à la voix limpide, approcha Asgaut.

Il lui tendit une main parcheminée, et dit, dans une langue que seul le fragment d’os semblait comprendre :

— Toi, sang d’acier. Tu cherches la tanière. Mais la tanière ne veut pas être trouvée.

Asgaut ne répondit pas.

Mais au fond de lui, il savait déjà qu’il ne ferait pas demi-tour.

Car quelque chose, là-bas, dans la jungle profonde, l’attendait.

Quelque chose qui portait le même nom que le murmure dans la tempête.

Galda-Hram.

Chapitre 2 — La Porte de Feu

Le cinquième jour après leur arrivée, les palmiers cessèrent de chanter.

Asgaut le sentit le premier. Le vent avait changé, s’alourdissant d’une moiteur étouffante, comme si la jungle retenait son souffle. Les feuilles ne bruissaient plus. Les singes s’étaient tus. Même les insectes, d’ordinaire omniprésents, semblaient avoir déserté l’air.

Ils avaient quitté la côte depuis trois jours, remontant une piste étroite à travers une végétation dense, humide, inextricable. Le vieux Kalf disait n’avoir jamais vu pareille forêt, et Yrsa la comparait à une gueule géante, verte et poisseuse, prête à se refermer sur eux.

Les Masakai avaient refusé de les accompagner au-delà d’un certain point. Ils avaient posé des totems de bois fendu le long du sentier — de petites idoles difformes, ornées de pierres noires et de plumes rouges.

— Pour avertir les esprits, avait murmuré Eirik. Ou les nourrir.

Asgaut s’était contenté de les observer. Il ne croyait pas aux idoles. Mais il croyait aux hommes qui les érigeaient. Et à ce que ces hommes craignaient.

La jungle devenait de plus en plus épaisse. Par moments, la lumière disparaissait complètement, remplacée par une lueur verte surnaturelle, filtrée à travers les feuillages. Des racines noueuses sortaient de terre comme des serpents endormis. Des lianes pendaient telles des cordes de pendus.

Le sol changeait aussi. D’abord noir et fertile, il devenait rouge, puis ocre, puis gris, jusqu’à ce que les pas d’Asgaut s’enfoncent dans une cendre chaude et presque douce, comme un sable issu d’un volcan oublié.

Ils arrivèrent à une clairière juste avant la tombée de la nuit.

Et là, ils la virent.

Une arche de pierre noire, dressée au milieu de la jungle, comme vomie par la terre elle-même.

Elle mesurait peut-être trois fois la hauteur d’un homme, et sa surface, bien qu’usée, portait encore des gravures : des formes mi-runiques, mi-sémitiques, entremêlées de spirales et de visages inhumains.

Kalf fut le premier à parler :

— Une forge. Ou un tombeau.

Yrsa s’approcha, effleurant la pierre du bout des doigts.

— Non. Un portail.

Asgaut, lui, ne disait rien. Il fixait le sommet de l’arche, où une seule rune, profondément gravée, semblait luire d’un éclat intérieur.

ᚷ — « G » — Galdr.

Le chant. La parole magique.

Galda-Hram.

Ce mot, encore. Il semblait le suivre, le poursuivre, comme s’il était tatoué dans l’air qu’il respirait.

Il posa la main sur la pierre.

Et elle vibra.

Ils installèrent le camp à distance.

La nuit tomba vite, et avec elle, un froid inhabituel pour ces latitudes. Le feu de camp refusait de prendre correctement. Les bêtes restaient invisibles. Seul un long murmure s’élevait par instants, semblant sortir du sol lui-même.

Pendant la deuxième veille, un hurlement résonna dans la forêt.

Pas celui d’un animal.

Pas celui d’un homme.

Un son brisé, rauque, comme un cri étouffé depuis mille ans.

Eirik se leva d’un bond, arme au poing.

— Ça venait de l’arche, dit-il.

Asgaut hocha la tête.

— On y va à l’aube.

Ils approchèrent prudemment, haches et arcs levés. Rien ne bougeait. Mais le sol était tiède sous leurs pas.

Et alors, au pied de l’arche, Yrsa s’arrêta net.

— Là, regardez.

Une dalle partiellement ensevelie sous la cendre. Ils creusèrent à la main. Une dalle runique, cette fois clairement nordique. Martelée, mais lisible.

Asgaut lut à voix haute :

« Ici gît Ulf le Maudit, fils de Njord et porteur du Serment Noir. Qu’il ne franchisse plus jamais la Porte. »

Un silence de plomb s’abattit sur le groupe.

Ulf.

Un nom nordique. Ici. Perdu au cœur de cette jungle étrangère.

Kalf s’éclaircit la gorge.

— Tu savais que ton père n’était pas le premier, hein ?

Asgaut acquiesça. Il se souvenait vaguement d’un oncle dont on ne parlait jamais. D’un cousin exilé pour sorcellerie.

Et si ces hommes avaient trouvé cette porte bien avant lui  ?

Et s’ils l’avaient franchie ?

Ils firent un cercle de flammes autour du camp cette nuit-là.

Mais cela ne servit à rien.

Car ce qui vint n’avait pas peur du feu.

Des ombres surgirent juste après minuit. Vagues, indistinctes, mais dotées d’une forme vaguement humaine. Elles ne marchaient pas, elles flottaient.

Le groupe tira les armes, mais les ombres ne les attaquèrent pas. Elles passèrent entre eux, frôlant les chairs sans brûler, mais en laissant derrière elles une sensation de froid absolu.

Et, au milieu de cette procession spectrale, il le vit.

Un homme. Ou ce qu’il en restait. Grand, torse nu, tatoué jusqu’au crâne. Sa peau était grise. Ses yeux, entièrement noirs. Autour de sa taille pendait une ceinture de pièces nordiques rouillées. Et dans sa main, une hache longue… gravée de runes scandinaves.

Il regarda Asgaut.

Et sourit.

Un sourire large. Trop large.

Puis il disparut dans l’arche.

Quand le matin se leva, personne ne parla.

Asgaut s’approcha de la dalle d’Ulf. Et remarqua, gravé en petit, presque illisible :

« La tanière n’est pas un lieu.
Elle est un souvenir.
Et ceux qui s’en souviennent ne sont jamais seuls. »

Il se tourna vers ses compagnons.

— Ceux qui veulent partir le peuvent. Je ne retiendrai personne.

Mais personne ne bougea.

Même pas le vieux Kalf.

À la tombée du jour, ils franchirent l’arche.

Et ce qu’ils trouvèrent de l’autre côté… n’était pas la suite de la forêt.

Mais un monde retourné.

Une vallée noire, faite de cendre et de pierre volcanique, avec au loin, une cité effondrée, aux toits d’écailles et aux murs rongés par la végétation.

Une cité construite, à n’en pas douter, par des hommes du Nord.

Mais dans un style qu’aucun scalde n’avait jamais chanté.

Un mélange de runes et de fétiches. De piliers de pierre blanche et de totems d’ébène. De têtes de dragon… et de crânes humains.

Eirik recula d’un pas.

— C’est quoi, cet endroit… ?

Asgaut serra la hache de son père. Il ne tremblait pas.

— C’est là que ça commence.
— Ou que ça finit, murmura Yrsa.

Ils descendirent.

Et la tanière, dans l’ombre de ses ruines oubliées, ouvrit enfin la gueule.

Chapitre 3 — La Forêt qui Respire

La cité ne respirait plus depuis longtemps.

Les bâtisses, à demi effondrées, étaient recouvertes de mousse noire et de lianes épaisses comme des bras d’hommes. Les toits d’écailles — bâtis à la manière des halles vikings mais en argile durcie — gisaient, ouverts comme des carcasses. Des statues de pierre, mi-dieux africains, mi-animaux nordiques, ornaient les places et les entrées, les yeux vides tournés vers un ciel blême.

Eirik cracha au sol.

— Si des Jarls ont bâti ça… ils n’étaient plus tout à fait des Jarls.

Asgaut, lui, avançait sans mot dire. Chaque pas le rapprochait de quelque chose — non pas d’un lieu, mais d’une sensation. Un frisson intérieur, comme si les murs eux-mêmes murmuraient dans une langue oubliée.

Il s’arrêta devant un bâtiment plus intact que les autres : une longère allongée comme un serpent de pierre, dont les murs portaient des marques de feu.

— Une halle, dit Kalf. Peut-être un temple.

Yrsa s’agenouilla devant une pierre dressée, presque monolithique, où une rune étrange était gravée profondément.

— Ce n’est pas du vieux norrois, dit-elle. Ni du pictish. On dirait… un mélange.

— Une langue née ici, murmura Asgaut. D’eux.

— De qui ? demanda Eirik.

Asgaut se tourna vers lui.

— De ceux qui ont franchi la Porte… et qui n’en sont jamais sortis.

Ils pénétrèrent dans la halle.

À l’intérieur, l’obscurité était presque liquide. Des restes de tapisseries pendaient aux poutres. Certaines portaient encore des traces de pigments : rouges, bleus, ocres. Des scènes de batailles, mais aussi d’adoration. On y voyait des hommes blonds à genoux devant une silhouette immense aux bras de serpent.

Kalf plissa les yeux.

— Ce n’est pas Odin. Ni Thor. Ni aucun des nôtres.

Au fond de la pièce, un autel de pierre noire, couvert de crânes. Certains humains. D’autres… pas tout à fait.

Asgaut s’en approcha et tendit la main.

Et alors il l’entendit à nouveau.

Pas une voix.

Un souffle.

Lent. Profond. Comme un poumon géant caché sous terre.

La forêt… respirait.

Ils ne restèrent qu’une heure, peut-être deux. Le temps semblait s’effondrer sur lui-même, comme si l’endroit refusait de se laisser mesurer.

Quand ils ressortirent, le jour avait chuté brutalement.

Et la forêt avait changé.

Les arbres, jusque-là écartés autour de la cité, avaient avancé.

Oui — avancé.

Des racines là où il n’y en avait pas. Des troncs massifs surgis en une nuit. Et dans l’air, une lourdeur presque palpable, chargée de spores dorés et d’un parfum âcre.

Yrsa toucha une feuille.

— Elle est chaude, dit-elle. Comme vivante.

Kalf acquiesça lentement.

— J’ai vu ça une fois. À l’est du Vinland. Une "forêt-miroir", disaient les autochtones. Elle reflète ce que tu es. Et parfois… ce que tu caches.

— C’est quoi ce délire, grommela Eirik. On n’est pas dans une saga d’elfes.

Asgaut le fixa un instant.

— Tu préfères croire qu’il n’y a rien ? Qu’on est perdus dans une hallucination ?

— Je préfère croire à mon acier, répliqua Eirik. Tout ce qui respire peut saigner.

Ils campèrent entre les ruines, mais le feu refusait de prendre comme il fallait. Le bois humide produisait une fumée épaisse qui piquait les yeux.

La nuit venue, la forêt commença à parler.

Des voix. Des chuchotements. En norrois ancien, mais avec une intonation étrangère.

Asgaut les reconnut.

Des fragments de phrases que son père murmurait parfois dans son sommeil, des noms oubliés, des chants sans mélodie.

Kalf frissonna.

— Ce ne sont pas des fantômes. Ce sont des souvenirs qui se souviennent de nous.

Vers minuit, Yrsa se leva d’un bond.

— Quelqu’un approche, souffla-t-elle.

Des torches. Des silhouettes. Non pas des Masakai, mais un autre peuple.

Des hommes sombres, vêtus de cuir tanné et de plumes blanches, les bras couverts de tatouages, armés de lances recourbées.

Ils encerclèrent lentement le camp, sans un mot. Leurs yeux brillaient dans la pénombre, non pas de peur, mais de connaissance.

L’un d’eux s’avança, un collier d’os suspendu à son cou.

— Nordmenn... dit-il dans un accent étrange. Pas morts, alors ?

Asgaut s’avança, mains ouvertes.

— Qui êtes-vous ?

— Nous sommes les Ukamani. Les Veilleurs. Ceux qui ont fermé la Tanière. Une fois.

Kalf s’étrangla.

— Une fois ? Vous voulez dire que...

L’homme hocha la tête.

— Vos ancêtres ont creusé trop profond. Écouté trop fort. Prié ce qui ne veut pas être prié. Ils ont construit ce lieu. Puis... ils l’ont perdu.

— Et vous l’avez gardé ?

— Non. La Forêt l’a gardé. Nous, nous ne faisons que suivre ses cicatrices.

Asgaut les observa. Ils n’étaient pas hostiles. Pas accueillants non plus. Mais ils comprenaient quelque chose qu’eux ignoraient.

Il montra le fragment d’os que le devin avait remis dans la tombe de Skallgrím.

— Vous savez ce que c’est ?

Le chef Ukamani le prit, le tourna entre ses doigts, puis le rendit.

— Une clé. Ou un appât. Selon ce que tu portes en toi.

— Et si je veux aller plus loin ?

— Alors il faudra passer la Forêt. Celle qui respire. Celle qui se souvient.

— Qu’est-ce qu’elle cache ?

— La tanière. Le cœur. Et peut-être... les derniers Jarls.

Le lendemain, ils partirent avec un guide Ukamani : un jeune éclaireur nommé Okaï. Muet de naissance, mais vif et attentif. Il dessinait sur le sol avec un bâton pour expliquer les dangers : racines qui bougent, marais hallucinogènes, arbres qui chantent pour endormir les marcheurs.

Ils marchèrent pendant quatre jours.

Et à chaque pas, Asgaut sentait la forêt le sonder.

Parfois, la brume tombait sans prévenir, et il entendait la voix de son père. Ou celle de sa mère, morte depuis son enfance. Une fois, il aperçut même le visage d’un frère disparu en mer.

Mais chaque fois qu’il tentait de s’approcher… la vision s’effaçait comme un rêve mouillé.

— Elle teste ta volonté, dit Kalf. Elle te nourrit de ce que tu veux. Puis elle te demande ce que tu es prêt à abandonner.

Asgaut ne répondit pas. Il connaissait déjà la réponse.

Le cinquième jour, ils arrivèrent à une clairière circulaire.

En son centre : un puits de pierre.

Pas un puits pour puiser l’eau.

Mais un trou vertical, bordé de glyphes, profond comme l’abîme, et d’où montait une haleine chaude, lourde, animale.

Okaï écrivit deux mots dans la poussière :

“La Gueule.”

Kalf recula d’un pas.

— On y est, murmura-t-il. Là où tout a commencé.

Yrsa posa une main sur l’épaule d’Asgaut.

— Alors, chef. Qu’est-ce qu’on fait ?

Asgaut leva les yeux vers la canopée.

Le soleil ne passait plus.

La forêt retenait sa respiration.

Et en lui, quelque chose ouvrait enfin les yeux.

Chapitre 4 — Les Jarls Noirs

Le puits ne chantait pas.

Il grondait.

Un grondement sourd, régulier, semblable à celui d’un fauve endormi dans les tréfonds de la terre. L’air autour vibrait comme une membrane. La chaleur remontait par vagues, chargée de cendre, de moisissure et d’une odeur métallique.

Okaï leur fit signe.

Trois gestes simples. Descendre. Silencieux. Rapidement.

Il leur tendit une corde tressée de fibres végétales, plus solide qu’elle n’en avait l’air. Puis il se recula, hors du cercle, et disparut dans la forêt. Il ne franchirait pas la gueule. Il n’en avait ni le droit, ni le désir.

Asgaut fut le premier à s’attacher.

— Prêts ? demanda-t-il.

Kalf grimaça.

— Je suis trop vieux pour ça. Mais j’ai toujours été trop vieux.

Yrsa sourit.

— Et moi, trop vivante pour mourir ici. Alors on est à égalité.

Eirik, lui, ne dit rien. Mais il vérifia deux fois la corde, et serra sa hache comme une prière.

La descente dura une éternité.

La paroi du puits était humide, couverte de mousses phosphorescentes. Par endroits, des symboles anciens étaient gravés directement dans la roche, spirales entrelacées de runes brisées. Une écriture organique, presque vivante.

Et puis… le vide.

Ils atterrirent dans une salle souterraine, immense, circulaire, creusée dans le basalte noir. Des colonnes soutenaient la voûte comme dans une cathédrale païenne. Et au centre, un cercle de sièges de pierre, tournés vers une estrade basse où trônait une hache à double tranchant, posée sur un autel.

Kalf resta figé.

— Par tous les dieux... Ce n’est pas une tanière.

— C’est un thing.

Un conseil.

Un parlement.

Une assemblée de chefs.

Asgaut s’avança. L’air était plus sec ici. Chargé d’échos.

Et puis une voix.

— Enfin.

Ils se retournèrent.

Ils n’étaient pas seuls.

Ils émergèrent lentement de l’ombre, comme des statues qu’on aurait réveillées : une dizaine d’hommes et de femmes, vêtus de peaux noires et de bijoux faits d’os, les yeux ternes mais brillants d’une lumière intérieure.

Leur peau portait des marques, anciennes. Des entrelacs de runes mêlées à des scarifications tribales africaines. Leur haleine était froide, et leur démarche, silencieuse.

Le premier à s’approcher était grand. Très grand. Presque autant qu’Asgaut.

Il avait une barbe blanche tressée avec des perles de bronze, et sur son crâne nu, on pouvait lire un mot gravé à vif :

« RÉPONSE ».

— Tu es Skallgrímsson, dit-il. On sent la chair. Le sang. La dette.

Asgaut leva le menton.

— Qui êtes-vous ?

— Nous sommes ce qui reste. Ce que vous avez laissé derrière. Nous sommes les Jarls Noirs.

Ils ne criaient pas. Ils ne menaçaient pas.

Ils constataient.

Ils racontèrent ce qu’aucun homme au nord n’avait jamais su.

Qu’un siècle auparavant, une expédition scandinave menée par Ulf, frère de Njord et oncle de Skallgrím, avait franchi une brèche dans le monde.

Une arche.

Un chant ancien. Une promesse de puissance.

Et qu’au fond de l’Afrique, ils avaient trouvé la tanière.

Un lieu de pouvoir, de fusion, de perdition.

Les Jarls y avaient bâti une cité, fait alliance avec des cultes oubliés, appris des langues anciennes.

Puis... ils avaient changé.

Le sang avait noirci.

La mémoire aussi.

— Vous êtes morts ? demanda Yrsa.

Le vieux Jarl secoua la tête.

— Non. Nous sommes conservés. Par la tanière. Par ce qu’elle garde.

— Et qu’est-ce qu’elle garde ? demanda Asgaut.

— L’idée que les dieux ne sont pas des dieux. Mais des outils.

Ils proposèrent un choix.

Rejoindre le cercle.

Prendre la suite.

Ou les affronter.

Car le chant avait repris. Le monde s’ouvrait de nouveau. Et les anciens pouvoirs cherchaient un porteur.

Asgaut fixa l’autel. La hache. Il savait ce que cela signifiait.

S’il prenait cette arme, il rompait le cycle. Ou le relançait.

Il s’avança.

Mais avant qu’il ne touche l’arme, Eirik le retint.

— Tu fais quoi ?

— Ce pour quoi je suis venu.

— Tu penses vraiment qu’ils vont te laisser partir ? Tu ne vois pas qu’ils sont... vides ?

— Non, dit Asgaut.

Il regarda le vieux Jarl.

— Ils sont pleins. Pleins de nous. De ce qu’on cache. De ce qu’on refuse d’être.

La lumière vacilla.

Un grondement monta du sol.

Et au fond de la salle, une porte noire apparut.

Non une arche. Une porte de métal forgé, couverte de runes mouvantes, qui semblaient respirer.

— Elle s’ouvre, dit Kalf.

— Et où mène-t-elle ? demanda Yrsa.

— Là où le chant commence.

Asgaut se tourna vers ses compagnons.

— C’est ici que je dois aller.

— Seul ? demanda Eirik.

— Peut-être.

Mais Yrsa s’avança.

— Pas sans nous.

Kalf haussa les épaules.

— Quelque chose me dit que j’ai survécu à trois reines, deux tempêtes et un siège... juste pour ça.

Ils franchirent la porte.

Et le monde changea.

Pas une salle.

Pas une caverne.

Un espace flottant, sans haut ni bas, où les étoiles tournaient autour d’eux comme des poissons dans l’eau. Et au centre, une île suspendue, faite d’os, de branches, de runes et de souvenirs.

Et là, la tanière.

Une masse informe, noire, palpitante.

Vivante.

Elle n’avait pas de forme, mais elle les regardait. Pas avec des yeux. Avec leur propre passé.

Asgaut sentit tout revenir.

Les guerres. Les exils. La peur de son père. La honte. La force aussi.

Et une voix.

— Galda-Hram.

Il comprit.

La tanière n’était pas un lieu.

C’était un refuge de mémoire.

Un endroit où les lignées anciennes avaient déposé ce qu’elles ne pouvaient contenir.

Et maintenant… c’était à lui de choisir.

Il s’avança.

Et posa la main.

Tout s’illumina.

Il ne cria pas.

Il ne souffrit pas.

Il se souvint.

De tous ceux venus avant lui. De ceux qui avaient cédé. De ceux qui avaient résisté. Des chants. Des pactes. Des mensonges. Des vérités.

Et d’un visage.

Celui de son père.

Skallgrím.

Qui l’attendait, au centre.

Et qui tendait la main.

Asgaut la prit.

Et comprit enfin :

On ne conquiert pas la tanière. On la devient.

Chapitre 5 — Les Trois Serments

Il était seul.

Le monde tournait encore autour de lui, mais il ne sentait plus la pierre sous ses pieds, ni l’air dans ses poumons. Il était à la fois au cœur de la tanière et au cœur de lui-même. Les souvenirs tournaient autour de lui comme des étoiles mortes : des visages, des cris, des fragments d’enfance et de mort.

Puis, trois formes apparurent devant lui.

Pas des hommes.

Pas des dieux non plus.

Quelque chose entre les deux.
Le Premier

Un vieillard à la peau craquelée, comme s’il avait été sculpté dans du bois calciné. Il portait une couronne de ronces et une lance brisée. Ses yeux étaient d’un bleu glacial.

— Premier serment, dit-il. Le sang.

— Tu viens avec ta lignée. Tu portes leur dette. Tu portes leur crime. Veux-tu encore porter leur nom, Skallgrímsson ?

Asgaut hésita. Son nom, il l’avait honoré. Mais à quel prix ? Le nom était une chaîne, un blason, une blessure.

Il planta son regard dans celui du spectre.

— Je suis Skallgrímsson. Mais je ne suis pas eux.

Le vieillard sourit.

Et disparut.
Le Deuxième

Une femme jeune, belle, vêtue de drap noir. Son visage changeait lentement, passant de celui de Yrsa à celui de sa mère, puis à celui d’une inconnue. Elle tendit la main.

— Deuxième serment. Le lien.

— Tu marches avec d’autres. Mais la tanière exige le sacrifice. Qui laisseras-tu mourir pour vivre ? Que vaux-tu sans les autres ?

Les images surgirent — Kalf, les yeux fermés dans le sommeil. Eirik, hurlant sur un champ de bataille. Yrsa, souriant sous la pluie. Et Okaï, muet mais fidèle.

Asgaut sentit le poids.

Il murmura :

— Je ne suis pas seul. Et je ne suis rien sans eux.

La femme s’inclina.

Et se dissipa.
Le Troisième

Un miroir.

Pas une figure.

Une image de lui-même.

Mais pas tout à fait.

Un Asgaut plus grand, plus dur, plus froid. Un roi de cendres. Un tyran masqué de justice.

Et la voix :

— Troisième serment. Le pouvoir.

— Tu peux changer les choses. Plier les hommes. Briser les chaînes. Redonner forme au monde.

— Mais chaque pas que tu fais dans la tanière… c’est un pas hors du monde.

Asgaut ferma les yeux.

Il sentit le chant.

La possibilité.

La tentation.

Mais il se vit aussi, à genoux, brisé par ce même pouvoir s’il cessait de choisir.

— Le pouvoir n’est rien, dit-il, sans ceux qu’il sert.

Le miroir se brisa.

Et le sol revint.

Il se réveilla au centre de la salle noire.

Kalf, Yrsa, Eirik étaient penchés sur lui.

— Tu as été absent... longtemps, dit Yrsa.

— Combien de temps ?

— Une nuit. Mais les étoiles ont changé.

Asgaut se redressa.

Il sentait quelque chose en lui. Ni pouvoir, ni magie.

Un poids.

Comme si la tanière l’avait rempli de pierres anciennes. De souvenirs. De responsabilités.

Et alors, une voix résonna — mais pas dans la salle.

Dans le monde entier.

Dans la terre.

— Les serments sont liés. Le sang est lavé. Le lien est sanctifié. Le pouvoir… partagé.

La tanière s’ouvrit.

Littéralement.

Le sol trembla.

La voûte se fissura, laissant passer une lumière blanche, irréelle. Et dans cette lumière, des silhouettes surgirent.

Pas les Jarls Noirs.

Pas des spectres.

Des êtres neufs, nés du mélange. Des guerriers au sang mêlé, ni tout à fait nordiques, ni tout à fait africains. Une lignée oubliée, maintenant réveillée.

Et à leur tête… un enfant.

Aux yeux dorés.

Il tendit la main à Asgaut.

Et dans un norrois étrange, il dit :

— Tu es le dernier du passé. Nous sommes les premiers de l’après.

Asgaut comprit alors : il n’était pas venu prendre. Il était venu transmettre.

Le temps des anciens Jarls était terminé.

La tanière ne devait plus être un trône. Mais un creuset.

Un passage.

Quand ils ressortirent du puits, la forêt semblait différente. Elle respirait toujours, mais plus doucement, comme apaisée.

Okaï les attendait.

Il inclina la tête.

— Alors ? demanda-t-il par signes.

Asgaut répondit, simplement :

— Ce n’est plus la tanière des Jarls.

— C’est quoi, alors ? demanda Kalf.

Asgaut regarda l’horizon, où se levaient les premières lueurs d’un jour nouveau.

— C’est la tanière du futur.

Chapitre 6 — Le Royaume sous les Feuilles

Ils avaient marché toute la journée.

Le soleil d’Afrique, bien qu’adouci par la canopée dense, pesait comme une main d’or sur leurs nuques. Le sol, gorgé d’humus, avalait leurs pas sans un bruit. Et pourtant, tout paraissait tendu autour d’eux. Comme si la forêt elle-même retenait son souffle.

— Quelque chose ne va pas, murmura Yrsa.

Okaï hocha la tête.

Il s’arrêta, posa une main contre le tronc d’un arbre immense, et écouta.

— Il dit que la sève coule à l’envers.

— Pardon ?

— L’arbre. Il parle. Mais ce qu’il dit ne va pas dans le bon sens.

Asgaut fronça les sourcils.

— Alors on n’est pas seuls.

Ils atteignirent une clairière au coucher du soleil. Un endroit étrange, suspendu dans un silence surnaturel. Les arbres formaient un cercle parfait, comme une enceinte naturelle. Et au centre, un trône de bois pétrifié, couvert de lianes et de totems.

Assis dessus : un roi.

Pas un homme.

Quelque chose de plus ancien.

Ses cheveux étaient des racines. Sa peau, comme une écorce. Ses yeux, deux noix fendues d’où suintait une lumière verte. Il ne bougea pas quand ils approchèrent, mais un grondement monta de la terre.

Kalf recula.

— C’est une statue ?

— Non, dit Asgaut.

Il le sentait dans son ventre. C’était un être vivant. Un roi. Ou un reste de roi.

La voix s’éleva. Grave. Lente. Chargée de poussière et de pluie.

— Vous avez touché la tanière. Vous avez brisé le silence.

— Nous n’avons brisé que les chaînes, répondit Asgaut.

— Vous avez fait trembler l’équilibre.

Okaï s’agenouilla, et prononça un mot dans une langue que même les arbres semblaient comprendre.

Le roi se leva.

Il mesurait près de trois mètres. Ses jambes étaient des troncs tordus. Chaque pas faisait vibrer le sol.

— Je suis Mbemba, Gardien du Royaume-sous-les-Feuilles. Ici, toute chose naît deux fois : une fois dans la terre, une fois dans la mémoire.

Asgaut inclina la tête.

— Alors pourquoi nous avoir attendus ?

— Parce que vous êtes la troisième pousse.

— La troisième ?

— La première fut la chair. La seconde, le feu. La troisième est ce qui répare.

Mbemba les conduisit jusqu’à un ancien village, enfoui dans les arbres.

Des maisons vivantes, construites dans les creux des baobabs millénaires. Des enfants à la peau sombre couraient pieds nus. Des vieillards chantaient dans une langue de vent et de pierre. Et pourtant… partout, des regards inquiets.

— Ils ont peur, dit Yrsa.

— Pas de nous, murmura Okaï. De ce qui vient.

Autour d’un feu, cette nuit-là, Mbemba raconta.

Il y a longtemps, bien avant les Jarls, un peuple vivait dans l’harmonie avec la tanière. Ils appelaient ça le Kumanya — l’accord profond entre le monde visible et les racines invisibles.

Mais quand les premiers étrangers sont venus — pas les Vikings, plus tôt encore, des hommes venus de l’autre rive du monde — ils ont voulu couper les racines. Utiliser la tanière. L’ouvrir.

Et le chant s’est brisé.

— Vous avez réparé une fracture, dit Mbemba. Mais ce qui est réparé n’est pas guéri.

Le lendemain, un messager arriva.

Un jeune garçon, haletant, le visage couvert de suie.

— Ils viennent du nord. En armure. Avec des croix peintes. Des canons. Et des esclaves enchaînés.

Asgaut sentit le froid l’envahir.

— Ce ne sont pas les miens.

— Peut-être, dit Kalf. Mais ils parlent comme toi.

— Et ils tuent comme des vikings, ajouta Eirik.

Un conseil fut convoqué.

Pas un Thing, cette fois.

Une réunion d’harmonies. Chaque représentant portait une graine. Chaque graine représentait une voix.

Asgaut y fut invité comme témoin, pas comme décideur.

— Que ferons-nous ? demanda une vieille femme, dont les mains étaient tatouées comme des feuilles.

— Se cacher ? Mourir ?

Mbemba se leva.

— Non. Le royaume ne se repliera pas. Il s’ouvrira.

— Mais ils sont nombreux !

— Alors nous serons vieux.

Tout le monde se tut.

Mbemba tendit à Asgaut une lance. Courte, à la pointe d’obsidienne.

— Elle ne coupe pas. Elle retient.

— Retient quoi ?

— Ce qui doit être oublié.

Cette nuit-là, Asgaut rêva.

Un rêve où la tanière n’était plus un lieu, mais un arbre immense, dont les racines serpentaient sous tout le continent. Il y voyait des villes effondrées, des forêts vivantes, des enfants au sang mêlé, des navires fendus en deux.

Et à chaque racine, un mot ancien :

« Mémoire ».

Au sommet de l’arbre, une couronne brisée. En dessous, un trône vide.

Il s’y assit.

Et le chant reprit.

À l’aube, il se leva.

— Nous devons parler aux envahisseurs.

— Parler ? dit Kalf. Tu penses qu’ils veulent parler ?

— Non. Mais ils doivent entendre.

— Et s’ils refusent ?

— Alors… nous leur ferons entendre les feuilles.

Chapitre 7 — Le Premier Contact

La poussière s’élevait en volutes paresseuses, embrumant l’horizon brûlé par le soleil de midi. Une colonne d’hommes avançait, lourde, bruyante, portant bannières et croix, armes d’acier brillant et armures cliquetantes. Leurs visages étaient fermés, leurs regards durs, mais une curiosité sous-jacente perçait sous les casques.

Asgaut les observa depuis la lisière de la forêt, avec ses compagnons.

— Ils ont l’air plus nombreux que dans mes pires cauchemars, murmura Eirik.

— Et ils sentent le fer, dit Yrsa. Pas comme les Vikings. Plus… ordonnés. Plus précis.

— Qui sont-ils ? demanda Okaï, en signe.

— Des croisés, répondit Asgaut. Des hommes du nord. Ceux qui viennent avec une croix au cœur et une épée en main.

Mbemba s’avança, imposant malgré son apparence végétale.

— Ils apportent la guerre sous un nom étranger. Leur monde brûle, et ils veulent qu’il brûle avec le nôtre.

Le conseil s’était réuni une dernière fois avant la rencontre.

Les anciens murmuraient des prières au Kumanya, tandis que les jeunes affûtaient leurs armes, prêtes à frapper ou à protéger.

Asgaut prit la parole.

— Nous ne pouvons pas fuir. Ni les combattre seuls. Si nous voulons survivre, il faudra parler leur langue. Ou créer la nôtre.

Kalf grogna.

— La langue du fer et du feu ?

— Oui. Mais aussi celle de la paix.

Yrsa hocha la tête.

— Ou de la trahison.

La rencontre eut lieu dans une plaine dégagée.

Les croisés dressèrent leurs étendards, luisants sous le soleil.

Leur chef s’avança.

Un homme d’une quarantaine d’années, à la barbe taillée court, aux yeux perçants.

— Je suis Arnaud de Saint-Clair, se présenta-t-il. Envoyé par le roi des terres du Nord pour réclamer ce territoire au nom de la Sainte Foi.

Asgaut fit un pas en avant.

— Je suis Asgaut Skallgrímsson. Gardien de la tanière, fils des Jarls Noirs. Cette terre ne vous appartient pas.

Arnaud sourit, amer.

— Vous parlez de tanière, de gardiens, de Jarls Noirs. Ce ne sont que contes pour effrayer les faibles.

— Peut-être. Mais ce sont nos racines. Et vous ne comprendrez jamais un arbre si vous ne respectez pas ses racines.

Mbemba s’avança, sa voix rauque comme le vent dans les feuilles.

— Vous empiétez sur un royaume ancien. Ce que vous appelez terre est mémoire. Vous marchez sur ce que vous ne voyez pas.

— La mémoire ne nourrit pas les hommes affamés, répondit Arnaud. Ni ne protège leurs foyers.

Un silence tendu s’installa.

Puis vint la proposition d’Asgaut.

— Écoutons-nous. Parlons.

— Pourquoi ? Pour que vous puissiez préparer votre chute ? demanda Arnaud.

— Non. Pour que nous puissions bâtir ensemble.

— Ils ne bâtissent pas, dit Mbemba. Ils détruisent.

Asgaut leva la main.

— Pas tous. Pas encore.

— Très bien, Skallgrímsson. Je vous accorde trois jours. Trois jours pour me convaincre que je ne dois pas marcher sur cette forêt, ni sur ses protecteurs.

Trois jours de discussions tendues suivirent.

Asgaut raconta la tanière, les Jarls Noirs, le Kumanya, les serments. Il parla de l’équilibre, de la mémoire, du sang mêlé.

Arnaud parla de foi, de devoir, de conquête.

Et dans les ombres, les éclaireurs du nord observaient, parfois tiraient, parfois disparaissaient.

Le troisième jour, une attaque survint.

Un groupe de rebelles, issus des villages voisins, prit d’assaut une caravane croisée. Le feu s’alluma, les cris fusèrent, le sang coula.

Arnaud, furieux, ordonna une riposte.

Asgaut, déchiré, jura de protéger la forêt et ses habitants.

— Le temps des compromis est-il fini ? murmura Yrsa.

— Ou le temps des guerres éternelles commence.

Alors que la nuit tombait, Asgaut retourna à la tanière.

Il posa une main sur la pierre noire.

— Montre-moi la voie. dit-il.

La tanière répondit.

Un chant s’éleva, mêlant ancien et nouveau, nordique et africain.

Asgaut sut alors que le combat ne faisait que commencer.

Mais qu’il n’était plus seul.

Chapitre 8 — L’Alliance des Racines

La lumière du matin filtrait à travers les feuillages, dessinant des arabesques d’or sur le sol humide de la tanière. L’air vibrait d’une énergie nouvelle, chargée à la fois d’espoir et de gravité.

Asgaut se tenait au centre du cercle, entouré de figures venues des quatre coins du royaume.

À sa droite, Kalf, robuste et farouche, symbole de la lignée nordique.

À sa gauche, Mbemba, gardien de la sagesse millénaire, incarnation du Kumanya.

Entre eux, Yrsa et Okaï, représentants des nouvelles générations, lien vivant entre les mondes.

— Aujourd’hui, dit Asgaut d’une voix ferme, nous ne sommes plus des Jarls contre des étrangers. Nous sommes la force unie qui portera ce monde vers l’avenir.

Il fit un geste vers Mbemba.

— Le Kumanya nous enseigne que chaque racine nourrit la sève de l’arbre. Sans ces racines, l’arbre meurt.

Mbemba hocha la tête.

— Et sans sève, la racine s’assèche.

Les délégués autochtones acquiescèrent.

— Notre terre, notre mémoire, ne sont pas des terres mortes à conquérir, mais des racines vivantes à honorer, continua Asgaut.

Kalf, d’un ton grave, ajouta :

— Nos épées ne doivent pas seulement briser, mais aussi protéger.

Les voix s’élevèrent, tissant des promesses, des serments, des engagements. Une alliance fragile, née des cendres de la tanière, forgée dans la compréhension et la nécessité.

Les jours suivants, des messagers partirent vers les villages, portant la nouvelle : un pacte entre les peuples, un refus commun de la guerre imposée.

Des forgerons mêlèrent leurs arts, créant des armes ornées de motifs mêlant runes nordiques et symboles africains.

Des prêtres et chamans unirent leurs chants, tissant un nouveau rite pour bénir cette alliance.

Mais au-delà de la forêt, l’ombre grandissait.

Arnaud de Saint-Clair, furieux de voir ses tentatives de conquête entravées, ourdissait ses plans.

— Ils ne comprendront jamais, maugréait-il. Il faut briser leurs racines, ou tout sera perdu.

Il convoqua ses officiers.

— Nous frapperons là où ils s’y attendent le moins. Par la tanière.

Cette nuit-là, alors que les étoiles brillaient haut, Asgaut sentit la tanière vibrer à nouveau.

Un avertissement.

Une promesse.

La guerre ne faisait que commencer.

Chapitre 9 — L’Assaut de l’Ombre

La nuit était tombée sur la forêt, étouffant les bruits sous son manteau épais. La tanière, ce sanctuaire ancestral, semblait endormie, paisible. Mais sous la surface, une tension électrique faisait vibrer les racines.

Asgaut se tenait sur la pierre noire, les yeux fermés, écoutant le souffle de la terre. Il sentait le danger, imminent, tapi comme une bête dans l’ombre.

— Ils viennent, murmura-t-il.

Kalf affûtait ses haches, les muscles tendus, prêt au combat.

— Par la tanière, tu dis ?

— Oui. Par le cœur même de ce qui nous lie.

Les torches des croisés éclatèrent soudain dans l’obscurité. Une meute d’hommes armés, silencieux, avançait, guidée par la haine et la soif de domination.

Le premier coup résonna contre la pierre.

Les gardiens de la tanière se levèrent, rugissants.

Le combat éclata.

Les éclairs de métal contre bois, les cris, le tumulte.

Mbemba invoqua le Kumanya, et les arbres eux-mêmes semblèrent s’éveiller, leurs branches se tordant pour entraver l’ennemi.

Yrsa lançait des flèches, précises comme le vent.

Okaï protégeait les faibles, son corps comme un bouclier vivant.

Mais l’ennemi avançait, impitoyable.

Au centre du chaos, Asgaut sentit son serment brûler en lui.

Il leva la lance d’obsidienne offerte par Mbemba.

— Pour la tanière ! cria-t-il.

Une lueur noire jaillit de la lance, serpentant comme une ombre vivante. Le sol trembla, et une onde mystique se propagea.

Les croisés reculent, pris dans une étrange torpeur.

Mais Arnaud, impassible, brandit sa croix d’argent.

— Vous ne vaincrez pas avec des ombres et des chants ! hurla-t-il.

— Non, répondit Asgaut, mais avec la mémoire.

Le combat se prolongea jusqu’à l’aube.

Puis, un silence lourd tomba.

Les pertes étaient lourdes, des deux côtés.

Mais la tanière tenait.

Dans le calme qui suivit, Asgaut sut que ce n’était que le premier acte d’une guerre plus vaste.

Il regarda Mbemba.

— Que fait-on maintenant ?

— On fait ce que nous avons toujours fait. On survit. On ensemence. On attend le printemps.

Alors que le soleil montait, la tanière respirait à nouveau.

Mais sous les feuilles, les racines frémissaient.

Le royaume ancien n’avait pas dit son dernier mot.

Chapitre 10 — Les Cendres du Printemps

La tanière portait encore les marques de la bataille. Des troncs crevassés, des feuilles brûlées, et le silence des absents.

Au centre du cercle, un feu s’élevait, rond et vivant. Autour, les survivants se rassemblaient, le visage marqué par la fatigue, la douleur et la colère.

Asgaut observait. Chaque regard lui racontait une histoire, chaque souffle était un serment brisé ou tenu.

— Combien avons-nous perdu ? demanda-t-il, la voix rauque.

Yrsa, les traits tirés, répondit :

— Trop. Des frères et sœurs, des anciens, des enfants.

Mbemba s’agenouilla près du feu, posant une main sur la terre noire.

— La tanière pleure ses racines, mais la sève continue de couler.

Les jours suivants furent consacrés aux rites funéraires.

Le Kumanya reprit sa place, entre prières anciennes et chants nouveaux.

Les alliances se renforcèrent, mais la peur grandissait.

— Ils reviendront, souffla Kalf.

— Oui, et avec plus de force, ajouta Okaï.

Asgaut prit une décision.

— Il est temps d’aller plus loin. De chercher des alliés au-delà de la forêt. D’autres lignées, d’autres peuples liés par le sang et par l’histoire.

Mbemba acquiesça.

— Le royaume s’étend sous les feuilles et au-delà des racines.

Une caravane se prépara, chargée de messages, de présents, et d’espoirs.

Asgaut en prit la tête.

Avant le départ, il posa une dernière fois la main sur la pierre noire.

— Montre-moi la voie, vieille tanière.

Et dans un murmure, la tanière répondit.

Un vent léger, porteur de promesses, s’éleva.

Le voyage commençait.

Le printemps n’était plus loin.

Mais dans les cendres, la graine de la guerre était semée.

Chapitre 11 — Vers les Terres Oubliées

La lumière douce du matin caressait les cimes lorsque la caravane se mit en mouvement. Des guerriers au pas mesuré, des éclaireurs vigilants, des messagers portant parchemins et talismans.

Asgaut, à la tête du cortège, sentait sur ses épaules le poids de tous ceux qui comptaient sur lui.

— Où allons-nous vraiment ? demanda Yrsa, marchant à ses côtés.

— Là où les racines du passé croisent les vents du présent, répondit-il.

Mbemba ferma les yeux un instant.

— Les terres oubliées ne sont pas seulement un lieu. Elles sont une mémoire perdue, un secret caché.

Les jours s’étirèrent, les sentiers s’enfoncèrent dans des territoires inconnus. Parfois, des ruines émergèrent du sol, vestiges d’anciennes civilisations oubliées.

Asgaut observait ces pierres brisées, se demandant quels savoirs elles cachaient.

Une nuit, près d’un feu, un ancien chuchota :

— Ici, les ombres parlent encore. Il faut savoir écouter.

Mais les dangers étaient partout.

Des éclaireurs signalèrent des patrouilles ennemies, des pièges sournois.

La forêt, protectrice, pouvait aussi devenir prisonnière.

Au bout de plusieurs jours, la caravane arriva devant un ancien temple, partiellement enfoui sous la végétation.

Mbemba s’avança, touchant la pierre gravée.

— Ici repose un savoir que ni le fer ni le feu n’ont pu détruire.

Asgaut sentit son cœur battre plus fort.

— Nous avons trouvé notre premier allié.

Mais dans l’ombre, des yeux scrutaient.

Arnaud de Saint-Clair n’avait pas renoncé.

Sa croisade prenait un tournant plus sombre.

Le voyage ne faisait que commencer.

Chapitre 12 — Le Temple de Pierre-Mémoire

Le silence autour du temple était étrange, presque pesant. Pas un oiseau ne chantait. Pas une feuille ne frémissait. Le temps semblait s’être suspendu, comme si les pierres elles-mêmes retenaient leur souffle.

Le temple, à demi enseveli, était sculpté de symboles inconnus. Certains rappelaient les runes vikings, d’autres, les glyphes du Kumanya. D’autres encore, plus anciens, semblaient n’appartenir à aucune langue connue.

— Ces marques… elles n’ont pas été faites par des hommes, murmura Mbemba.

— Ni par des dieux, dit Yrsa. Peut-être par quelque chose entre les deux.

Asgaut entra le premier.

La lumière perçait par des fissures dans la voûte, tombant sur les parois humides, où d’anciens motifs serpentaient comme des veines de feuillage figé.

Dans une salle centrale, un autel trônait. Autour, des fresques racontaient une histoire.

Asgaut s’en approcha.

Il vit un arbre immense, aux racines plongeant dans plusieurs terres. Il vit un serpent d’ombre, enroulé autour du tronc. Et, au sommet, une silhouette aux traits indéchiffrables — ni homme, ni bête.

Mbemba s’agenouilla.

— La mémoire du monde. Elle est ici. Gravée, tissée. Un avertissement et un serment.

Un objet reposait sur l’autel : une sphère de pierre noire, lisse, étrangement chaude au toucher.

Quand Asgaut la saisit, un flot d’images le submergea.

Des visions de navires traversant des océans noirs.

Des êtres vêtus de peaux et de plumes, parlant aux étoiles.

Un grand feu engloutissant une cité souterraine.

Et une voix — ou était-ce un chant ? — répétant sans fin :
« Toute racine qui oublie sa source meurt dans la pierre. »

Il recula, haletant.

— Ce lieu… ce n’est pas un sanctuaire. C’est un nœud. Une croisée. Un rappel.

Kalf s’approcha de la fresque.

— Ils ont déjà tout vu, tout su. Nos guerres, nos alliances. Nos chutes.

— Alors pourquoi avoir laissé cela ici ? demanda Yrsa.

Mbemba répondit sans lever les yeux :

— Pour ceux qui écouteraient.

Mais dans les profondeurs du temple, une autre présence s’éveillait.

Un souffle ancien.

Quelque chose de scellé depuis des siècles.

Et le contact avec la sphère venait de fissurer la porte.

Cette nuit-là, autour du camp, les arbres semblèrent se tordre légèrement. Des murmures passaient entre les branches.

Les rêves d’Asgaut furent hantés de visages sans yeux et de chants dans des langues mortes.

Et au matin, une brume inconnue couvrait la forêt.

Le temple leur avait donné un fragment de vérité.

Mais il leur avait aussi ouvert une porte.

Vers quoi, ils ne le savaient pas encore.

Chapitre 13 — Ce qui veille sous la pierre

La brume ne se leva pas au matin. Elle s’épaissit. Elle s’enroula autour des arbres, rampa sur le sol, entra dans les narines comme une bête vivante.

Asgaut se réveilla le souffle court. Le camp semblait figé dans un entre-deux. Les guerriers dormaient, mais leurs yeux remuaient sous les paupières. Tous rêvaient. Ou tous étaient appelés.

Mbemba se tenait assis, les mains couvertes de cendre.

— Le temple a ouvert plus qu’une mémoire, murmura-t-il.

— Qu’avons-nous libéré ? demanda Yrsa, la voix brisée.

— Rien. Quelque chose s’est souvenu.

Une secousse discrète fit trembler le sol.

La sphère de pierre, depuis la tente d’Asgaut, vibrait doucement.

Puis vinrent les ombres.

Elles n’avaient pas de forme propre. Des silhouettes nées de brume et de silence, glissant entre les troncs sans bruit. Elles ne semblaient ni hostiles, ni pacifiques. Seulement... conscientes.

Un enfant du camp, égaré, s’en approcha. Asgaut voulut hurler, courir. Mais la silhouette se pencha, toucha le front de l’enfant du bout de ce qui tenait lieu de main.

Et l’enfant tomba en transe, les yeux blancs, murmurant une langue oubliée.

Mbemba expliqua :

— Elles sont les Gardiens des Interstices. Des fragments de ceux qui étaient là avant le Temps. Quand la mémoire était un fleuve et non des mots.

Kalf, le visage fermé, dégaina sa hache.

— Et on est censé leur faire confiance ?

— Non. Seulement écouter. Si on refuse d’écouter, elles parleront autrement.

Cette nuit-là, autour du feu, les anciens racontèrent ce qu’ils savaient.

Des cycles enfouis. Des hommes venus du Nord, autrefois, bien avant les Jarls, ayant tenté de pactiser avec ces forces pour bâtir un empire de mémoire vivante. Et qui avaient disparu, avalés par leurs propres serments.

— Ceux qui pensent pouvoir commander aux souvenirs finissent dévorés par ce qu’ils ont oublié, dit Mbemba.

Pendant ce temps, à plusieurs jours de là, dans le camp d’Arnaud de Saint-Clair, un étrange froid s’était abattu.

Un de ses éclaireurs était revenu hagard, la peau grise, le regard perdu.

Il parlait d’un arbre aux racines d’os.

Et d’un nom qu’il ne fallait pas prononcer.

— "Igrun", dit-il avant de mourir.

Arnaud, inquiet, fit venir ses moines.

— Que disent les textes interdits ? demanda-t-il.

Un des frères, livide, répondit :

— Que ce nom précède Babel. Et qu’il ne se rêve pas sans conséquences.

De retour près du temple, la brume se dissipa. Les silhouettes s’évanouirent. L’enfant s’éveilla.

— Ils ont dit… que le monde va se souvenir. Avec ou sans nous.

Asgaut sentit qu’il n’était plus simplement le chef d’un peuple.

Il était devenu le porteur d’un souvenir plus grand que les royaumes.

Et que désormais, il n’avait plus le droit d’échouer.

Chapitre 14 — Le Conseil des Racines

Le voyage de retour jusqu’à la tanière fut silencieux. Même les oiseaux, autrefois si nombreux, semblaient écouter. Chacun dans la caravane avait vu ou senti quelque chose dans le temple de Pierre-Mémoire. Et tous en étaient revenus changés.

À l’approche du cercle sacré, les racines de la tanière frémirent à leur passage, comme si elles reconnaissaient les traces d’une mémoire plus profonde.

Mbemba fut le premier à parler en posant pied sur la pierre noire.

— Ce que nous avons vu dépasse nos clans, nos serments. Il faut convoquer le Conseil.

Asgaut hocha la tête.

— Tous ceux qui gardent encore la mémoire doivent venir. Même ceux que nous avons jadis exclus.

Les messagers partirent dans toutes les directions : vers les Peaux-de-Fer de l’Est, les Sorciers-Cendres du Nord, les Enfants des Brumes de la lagune.

Certains répondirent. D’autres hésitèrent.

Mais une semaine plus tard, les tambours retentirent sous les arbres, et les racines frémirent.

Le Conseil des Racines s’ouvrit pour la première fois en deux générations.

Ils étaient là : des chefs de guerre, des prêtresses aux crânes peints, des anciens vêtus d’écorce et de cendres, et même une représentante de la lignée des Alébènes, que l’on croyait disparue.

— Nous sommes venus, dit-elle, parce que la forêt nous a appelés.

Asgaut prit la parole.

Il raconta le temple, les visions, les ombres.

Il parla d’Igrun — et un frisson parcourut l’assemblée.

Mbemba parla ensuite, en tissant les paroles de la mémoire.

Puis vint le moment de vérité.

— L’ombre s’éveille, dit Asgaut. Mais cette fois, elle ne viendra pas seule. Les croisés, les conquérants, les hommes de Saint-Clair… ils ne comprennent pas ce qu’ils provoquent. Nous seuls le pouvons. Mais pas divisés.

Silence.

Puis une voix rauque s’éleva — celle de la Reine-Chasseresse des Brumes :

— Tu demandes une alliance entre ceux qui se sont combattus pendant des siècles.

— Je ne demande pas, dit Asgaut. Je préviens. Soit nous tressons ensemble nos racines, soit elles seront brûlées, une à une.

Alors, lentement, un ancien des Peaux-de-Fer se leva, posa sa hache au sol.

— J’offre la mienne, dit-il. Que cette hache soit tenue par les Jarls Noirs tant que durera la guerre.

Un à un, d’autres suivirent.

Un chant s’éleva. Ancien, rugueux, entonné dans des dizaines de langues.

Une alliance prenait forme.

Non pas par confiance.

Mais par nécessité.

Mais dans l’ombre, une autre alliance naissait.

Arnaud de Saint-Clair avait reçu une missive.

Elle portait le sceau des banquiers-templiers du port de Mossul.

Et les mots étaient simples :
« Nous pouvons vous offrir des armes contre les dieux oubliés. »

Le Conseil des Racines se termina dans le feu.

Un feu de serments.

Mais les flammes ne sont jamais sans fumée.

Et dans cette fumée… quelque chose observait.

Chapitre 15 — Le Premier Sang de l’Alliance

Dès l’aube, les clairons du Conseil sonnèrent le départ. La nouvelle armée composite s’ébranla sous la canopée : Peaux-de-Fer casqués de bronze, Brumes vêtus de plumes, sorciers-cendres, et guerriers des Jarls Noirs marchant côte à côte. Les regards se méfiaient encore, mais l’urgence liait leurs pas.

Asgaut chevauchait en tête, la sphère noire à la ceinture. Chaque nuit, elle lui montrait des bribes : la mer charriant des drakkars, une tour en flammes, un œil immense s’ouvrant sous la terre. Et chaque matin, la brume s’épaississait.

Le premier choc survint trois jours après le Conseil. Sur les bords de la rivière Ngulani, des bannières blanches se dressaient. Pas celles de paix. Mais celles frappées d’une croix rouge : les croisés d’Arnaud de Saint-Clair.

Ils avaient dressé un camp fortifié, hérissé de palissades et protégé par des trébuchets apportés par bateau. Déjà, ils sabraient les arbres environnants pour construire un second mur.

Asgaut réunit ses alliés sous un grand fromager.

— Ils sont nombreux, dit-il. Mais pas unis. Des croisés francs, des mercenaires génois, des hommes de Saint-Clair… chacun obéit à un seigneur différent.

— Alors frappons avant qu’ils ne se coordonnent, grogna le vieux Kalf. Un coup de hache vaut mieux que dix conseils.

L’attaque eut lieu à la tombée de la nuit. Les Brumes déchaînèrent la peur : surgissant de la brume, lançant des flèches enduites de poison. Les Peaux-de-Fer se ruèrent sur les palissades en hurlant. Les sorciers-cendres invoquèrent des lueurs trompeuses pour semer la confusion.

Au cœur du chaos, Asgaut tailla un chemin à travers les lignes ennemies, son épée frappant comme un éclair.

Mais l’ennemi n’était pas sans ressources.

Une cloche sonna, et un chevalier noir, bardé d’acier, descendit sur le champ de bataille. Sa lame, longue comme un homme, repoussait tous ceux qui s’approchaient.

Il hurla dans un vieux français :
— « Par le Sang du Sauveur, je vous renverrai aux abîmes ! »

Le duel fut inévitable.

Asgaut se précipita, para un coup qui faillit briser son bouclier. La force du chevalier était surhumaine, comme portée par une conviction fanatique. Leurs lames se choquèrent, jetant des gerbes d’étincelles.

Tout autour, la bataille tournait à la mêlée confuse. Les alliances se maintenaient à peine. Déjà, quelques Brumes commençaient à reculer, terrifiés par les cris d’agonie.

Mais au moment où le chevalier leva son épée pour achever Asgaut, une flèche jaillit de l’ombre. Elle se ficha dans le cou de l’homme d’acier, qui chancela. Kalf jaillit, hache haute, et abattit l’adversaire en hurlant.

Le silence retomba, seulement troublé par les gémissements des mourants.

Ils avaient gagné. Le camp des croisés était en feu, ses survivants en fuite.

Mais le sol était jonché de corps, et le sang de leurs propres alliés s’y mêlait déjà à celui de l’ennemi.

Au lever du soleil, Asgaut observa la rivière rougie.

Il comprit que ce n’était que le premier des nombreux sacrifices à venir.

Et que l’alliance, pour survivre, devrait s’endurcir… ou se briser.

Chapitre 16 — Les Cendres et la Croix

Les corbeaux n’avaient pas encore fini de nettoyer le champ de bataille que déjà, au-delà des collines, un nuage de poussière annonçait un nouvel ennemi.

Arnaud de Saint-Clair n’avait pas attendu. À peine informé de la défaite, il avait réuni ses chevaliers, ses mercenaires lombards et un contingent d’arquebusiers espagnols récemment débarqués. Sa bannière — une croix rouge bordée d’or — flottait haut au-dessus de son armée.

Mais ce n’était pas la seule force qu’il mobilisait.

Dans sa tente, un homme vêtu d’une robe noire parlait à voix basse. Un inquisiteur, envoyé par Rome pour « examiner » les rumeurs d’hérésies et de sorcelleries chez ces nordiques s’aventurant en Afrique.

— Vous croyez pouvoir triompher avec des alliances impies ? susurra-t-il à Arnaud. Ces païens finiront par se retourner contre vous… ou contre eux-mêmes.

Arnaud sourit, un sourire sans chaleur.

— Je n’ai pas besoin qu’ils restent unis longtemps. Juste assez pour qu’ils s’épuisent. Ensuite, le feu et la foi feront le reste.

Pendant ce temps, dans la tanière, l’alliance se fissurait déjà.

Les Peaux-de-Fer, jaloux de la gloire prise par les Brumes lors de l’assaut, accusaient ces derniers d’avoir fui trop tôt. Les Brumes ripostaient en dénonçant l’arrogance des nordiques qui traitaient tout le monde en vassaux. Les Sorciers-Cendres, eux, se tenaient à l’écart, leurs masques de suie ne laissant paraître aucune émotion.

Asgaut convoqua une assemblée de nuit, autour du feu sacré de la tanière.

— Nous n’avons pas de temps pour vos querelles. L’ennemi est déjà en marche.

Mais sa voix portait moins qu’avant. Certains détournaient le regard. D’autres murmuraient sur les visions qu’Asgaut avait depuis qu’il portait la sphère. Disait-il encore la vérité ? Ou devenait-il fou ?

Cette nuit-là, le sol trembla légèrement.

Des fissures s’ouvrirent sous les racines de la tanière.

Une ombre surgit des cendres du foyer.

Un murmure, comme une centaine de voix chuchotant en même temps, envahit le cercle :

— « Le choix approche. Vous n’êtes pas unis. Vous ne le serez jamais. Le sang appellera le sang. »

Kalf bondit, voulut frapper l’ombre. Sa hache ne rencontra que le vide.

Mbemba, au contraire, s’agenouilla.

— Les Gardiens sont venus. Pas pour nous sauver. Pour juger.

Les flammes se mirent à danser étrangement. Et un symbole apparut, brûlé dans la terre : une croix tordue, comme brisée.

Au même moment, dans son camp, Arnaud de Saint-Clair regardait un prisonnier : un espion capturé dans les bois, un Brume.

— Parle, dit-il calmement, en jouant avec un poignard d’argent.

Le prisonnier murmura un seul mot :
— « Igrun… »

Arnaud blêmit. Puis sourit.
— Parfait. Nous saurons où frapper pour semer la peur.

Au matin, les éclaireurs revinrent en courant : l’armée d’Arnaud était à un jour de marche.

La tanière devait choisir : fuir, se diviser… ou livrer bataille.

Et cette fois, personne ne savait si la brume serait leur alliée ou leur tombe.

Chapitre 17 — La Marée Rouge

Le ciel s’assombrit dès le matin, bien avant que les nuages n’apparaissent. Une lumière rougeâtre baignait la canopée, comme si le soleil lui-même saignait.

La tanière résonnait de mouvements précipités. Tambours de guerre. Cris d’alerte. Rassemblements précipités de troupes dissemblables.

Asgaut, au sommet d’un promontoire de pierre, observait la plaine.
— Ils arrivent, dit-il simplement.

Des bannières blanches et rouges serpentaient entre les arbres. L’armée d’Arnaud était massive. Ordonnée. Et accompagnée d’un chariot recouvert de chaînes, que six moines poussaient à grand-peine.

Kalf gronda :
— C’est un artefact. Je sens la magie froide jusqu’ici.

Mbemba hocha lentement la tête.
— Ils veulent ouvrir une brèche.

— Une brèche vers quoi ? demanda Yrsa, l’arc en main.

— Vers ce qu’il y a sous.

Le Conseil improvisé fut tendu.

Les Peaux-de-Fer refusaient de défendre la tanière.
— Ce n’est pas notre terre, disaient-ils. Nous avons combattu. Nous avons saigné. Ce n’est pas notre temple.

Les Brumes, plus pragmatiques, proposèrent un plan d’embuscade : attirer Arnaud dans les marais à l’ouest. Le sol y était traître, et la brume, plus épaisse.

Asgaut refusa.

— S’ils atteignent la tanière, ce n’est pas une défaite militaire. C’est une brèche dans la mémoire. Ce lieu tient plus que des murs.

Alors, pour la première fois, Asgaut parla à la sphère.

Il s’isola dans la clairière centrale, plaça l’objet sur le sol. Le sol se mit à frémir. Des racines sortirent lentement, l’enlaçant comme un cœur ancien.

— Je suis le porteur du souvenir, murmura-t-il. Mais je suis aussi un homme. Si je dois tomber ici, donne-moi de quoi laisser une trace.

Et la sphère répondit.

Pas par des mots.

Par une vision.

Le champ de bataille se transforma.

Il vit les Jarls Noirs, il y a des siècles, mêlés aux premiers peuples d’Afrique. Il vit un pacte scellé par le feu et le sang, entre des rois du Nord et des reines de la jungle. Il vit la première tanière, non comme un bastion, mais comme une clef.

Une clef pour garder Igrun scellé.

Il revint parmi les siens, le regard brûlant.

— Nous ne défendons pas une terre. Nous défendons une serrure.

Et alors, chose impensable, les Peaux-de-Fer posèrent leurs armes au sol, mais non pour fuir.

— Nous combattrons, dit leur chef. Non pour toi. Mais pour la mémoire des nôtres… et ce qu’elle contient.

La bataille commença au crépuscule.

Les marais furent piégés. Les éclaireurs ennemis, ralentis. Mais Arnaud lança son attaque principale contre la tanière elle-même, déployant ses machines.

Les arquebuses tonnaient. Les chevaliers chargeaient.

Mais les Sorciers-Cendres ouvrirent alors les cendres de leur urne ancestrale. Une fumée noire enveloppa les assaillants. Les Brumes frappaient sans être vus.

Et Asgaut, en armure brisée, tenait la ligne centrale, avec Kalf et Yrsa à ses côtés.

Puis, le chariot des moines fut amené.

Le coffre fut ouvert.

Un hurlement inhumain s’en échappa. Un souffle glacial balaya la plaine.

Une silhouette jaillit du fond : mi-pierre, mi-homme, les orbites vides, un ancien prêtre-sacrifié ressuscité par les rituels oubliés du Vatican.

— « IGRUN EST TEMOIN. » dit-il.

Le sol s’ouvrit.

La tanière trembla.

Et quelque chose, sous les racines, commença à répondre.

Asgaut leva la sphère.

La mémoire ancienne hurla à travers lui. Tous sur le champ de bataille entendirent des voix : des ancêtres, des amis morts, des enfants pas encore nés.

Les croisés reculèrent. Certains hurlèrent.

Et Arnaud, au cœur du chaos, vit soudain un arbre s’élever du sol, immense, noir, aux feuilles de sang.

La tanière elle-même se dressait.

Et elle choisissait son camp.

Chapitre 18 — L’Arbre des Lamentations

L’arbre s’éleva lentement au-dessus du champ de bataille, immense et spectral, aux branches noueuses d’où pendaient des fragments d’armures, des ossements, et même des mots — oui, des mots visibles, flottant comme des feuilles mortes : noms d’anciens Jarls, fragments d’épopées, promesses oubliées.

Certains tombèrent à genoux. D’autres se mirent à crier, les mains sur les oreilles. Car l’arbre pleurait.

Ce n’était pas un arbre.

C’était une mémoire incarnée.

La tanière, réveillée, ne se contentait plus de défendre : elle se souvenait, et elle jugeait.

Arnaud de Saint-Clair, posté sur une éminence, regardait la scène avec froideur. Il porta la main à son plastron, l’ouvrit… révélant un talisman ancien, une relique arrachée à un tombeau oublié des Croisades d’Orient. Un éclat noir y pulsa.

— Ils veulent nous effacer, murmura-t-il. Mais l’Histoire ne pardonne pas ceux qui trahissent leur sang.

Il murmura une prière latine ancienne. Le sol trembla de nouveau.

Du chariot, le prêtre-spectre s’embrasa d’une lumière blanche. Et l’air se glaça. Un mur de silence balaya le champ, étouffant cris et tambours.

Un combat de volontés débutait.

Dans la tanière, la sphère vibrait. Asgaut chancela. Il vit l’arbre comme nul autre.

Ce n’était pas une simple entité.

C’était un nœud. Un carrefour. Tous les pactes — vikings, africains, druidiques, animistes — s’y mêlaient. Et au fond… quelque chose cherchait à briser ce tissage.

Il descendit dans les racines.

Il fallait lier ou rompre.

Pendant ce temps, à la surface, la bataille se changeait en cauchemar.

Des silhouettes surgissaient du sol — anciens guerriers des deux mondes, figés dans le temps, mi-fantômes, mi-terre. Certains combattaient aux côtés des vivants. D’autres, hurlant leur oubli, frappaient indistinctement.

Kalf, couvert de sang, tranchait sans savoir s’il tuait le passé ou le présent.

Yrsa, les bras levés, invoquait les derniers Brumes. Elle vit alors l’impensable : des croisés rejoignaient la tanière.

Pas par trahison. Par peur.

— Ce n’est pas une guerre de religions, murmura un vieil arbalétrier. C’est une guerre de mémoire.

Dans les racines, Asgaut trouva une porte. Elle était vivante. Elle battait, comme un cœur. Des voix lui parlaient.

— Dis-nous ce que tu veux garder.

— Dis-nous ce que tu veux sacrifier.

Il posa la main sur la sphère. Les voix devinrent claires : celles de ses ancêtres, de Mbemba jeune, de sa mère, de Kalf enfant, de tant d’âmes disparues.

— Je ne veux rien effacer, dit-il.
— Je veux souvenir sans domination.

La tanière vibra. L’arbre hurla. Et un éclat jaillit.

À l’extérieur, la lumière noire d’Arnaud se fissura. Son talisman explosa, le projetant au sol. Il saigna des yeux. Il comprit :
— Je ne suis plus le croisé. Je suis devenu le souvenir contre lequel je luttais.

Il hurla.

Puis… silence.

L’arbre se referma.

Le champ de bataille devint un champ de brume.

Les survivants regardaient autour d’eux, comme réveillés d’un long rêve.

Asgaut émergea, pâle, vieilli. Dans sa main, la sphère… désormais vide.

Ou non. Transmise.

Un enfant Brume s’en approcha.

Et dans ses yeux, Asgaut vit : la tanière avait choisi un nouveau porteur.

Le cycle recommençait.

Mais la guerre, elle, n’était pas terminée.

Chapitre 19 — L’Éclat et l’Éclipse

Le champ de bataille avait changé de nature. Les corps avaient été retirés. Les armes, enterrées ou fondues. Il ne restait que le silence — un silence trop propre, presque fabriqué.

L’arbre des Lamentations, désormais figé en pierre noire, trônait au centre de la clairière. Plus personne n’osait s’en approcher. Il ne saignait plus. Il attendait.

Et déjà, d’autres convoitaient son pouvoir.

Asgaut s’éveilla dans une tente de toile verte, entouré d’encens et de chants murmurés. Yrsa veillait, les yeux cernés mais vifs.

— Tu es resté là-dessous trois jours, dit-elle.

— Et toi, tu as veillé trois nuits, répondit-il avec un faible sourire.

Mais son regard était ailleurs. Il cherchait l’enfant. Le porteur.

Il le trouva assis, plus loin, les mains plongées dans la terre. Il chantonnait une mélodie ancienne, inconnue… et pourtant, Asgaut la reconnut.

C’était la berceuse des Jarls Noirs.

Le passé ne dormait plus. Il écrivait à travers un nouveau sang.

Pendant ce temps, le conseil des clans survivants se réunissait.

Les Peaux-de-Fer, à demi-décimés, réclamaient leur droit de retour vers le sud-ouest. Les Brumes, silencieux comme toujours, voulaient errer, protéger les frontières du souvenir.

Les Sorciers-Cendres, eux, proposaient de verrouiller la tanière définitivement.

— Ce lieu est trop ancien. Trop dangereux. Trop parlant.

Asgaut les écouta tous.

Puis il déclara :

— Vous ne comprenez pas. Ce que nous avons réveillé n’est pas contenu ici. Il voyage. Il se glisse dans les récits. Il vit désormais en chacun de nous.

Mbemba prit la parole à son tour.

— Nous pensions combattre des croisés. Mais c’est le passé qui nous a affrontés, déguisé en chevaliers et en spectres. Et il reviendra. Sous d’autres formes.

— Il est déjà revenu, murmura Yrsa, en tendant un parchemin découvert sur un prisonnier.

Un symbole y était tracé : une éclipse noire traversée d’un éclair rouge.

Asgaut pâlit.

— Ce n’est pas une bannière connue.

Mbemba s’agenouilla pour observer les signes.

— Non. Ce n’est pas une armée… C’est une Loge.

Plus au nord, dans une citadelle oubliée par les cartes, une assemblée de silhouettes encapuchonnées écoutait la voix éraillée d’un homme brûlé par la magie.

C’était Arnaud de Saint-Clair.

Vivant. Défiguré. Mais éveillé.

— Ils croient avoir gagné, souffla-t-il. Mais ce qu’ils ont libéré n’est pas une arme… c’est une porte.

— Et nous avons la clef, répondit une voix de femme, douce et cruelle à la fois.

Pendant ce temps, l’enfant Bruhttps://www.darkrezo.com/ecrire/?exec=article_edit&id_article=1239#me s’éloigna du camp.

Il marcha jusqu’au bord d’une falaise, là où l’océan se brise contre les racines.

Il leva la main.

La sphère, jusque-là muette, s’éleva dans l’air.

Et l’horizon se fendit d’un trait doré.

— Le monde a commencé à se souvenir, dit l’enfant.
— Et il n’oubliera plus jamais.

Chapitre 20 — Le Feu sous la Cendre

La forteresse n’avait pas de nom. À flanc de montagne, fondue dans la pierre, elle semblait surgir d’un rêve oublié par les cartographes. On y entrait par le silence et l’on en sortait… changé.

C’est là qu’Arnaud fut conduit.

Ses blessures n’étaient pas seulement physiques. La magie de la tanière l’avait marqué plus profondément : chaque nuit, il rêvait de l’arbre noir, mais sous une autre forme — un trône, un œil, un miroir. Il se voyait tantôt roi, tantôt jugé.

Mais il n’était pas seul.

Une femme l’attendait dans la salle basse. Vêtue de cendres et d’or, le regard fixe comme une sculpture.

— Tu es revenu souillé, dit-elle.
— Je suis revenu porteur, répondit-il.

— D’un échec.

Il sourit, douloureusement.
— D’une clef.

Elle s’appelait Sœur Livia, mais ce n’était ni une nonne, ni une sœur de sang. C’était une Archiviste — l’une des dernières de la Loge Éclipsée.

Dans une salle circulaire, elle lui montra les cartes.

Pas des cartes de territoires. Des cartes de souvenirs.

Des flux de mémoire, de guerres, de rêves.

— Ce que tu as vu à la tanière n’est qu’un des Nœuds, expliqua-t-elle. Il y en a d’autres. Dissimulés sous les récifs, dans des tombes noyées, des murs peints à moitié.

— Et vous voulez tous les briser ?

Elle haussa les épaules.

— Nous voulons comprendre ce que l’Histoire tente d’enterrer.

Arnaud, malgré lui, sentait son ancienne foi se fissurer.

Il avait combattu pour Rome, pour le Christ, pour l’Occident.

Mais dans la tanière, il avait vu le Christ devenir arbre, l’Occident devenir racine.

Et sous cette racine, une chose plus ancienne encore.

— Il faut retourner en Afrique, dit-il.

— Pas encore, répondit Sœur Livia.

Elle lui tendit un manuscrit. En langue runique mêlée au copte.

— Lis ceci d’abord. C’est l’histoire du Premier Jarl Noir.

Pendant ce temps, à l’est de l’Afrique équatoriale, dans une jungle que même les cartes coloniales n’osaient traverser, l’enfant porteur marchait seul.

Ou plutôt, il était guidé.

Par la sphère ? Par la tanière ? Par l’écho d’Asgaut ? Nul ne savait.

Chaque nuit, il rêvait d’un masque.

Un masque sans visage, mais qui pleurait des flammes.

Et chaque matin, il s’éveillait plus vieux.

À la lisière du désert, un ancien temple en spirale émergeait du sable. Le jeune porteur s’en approcha. Les portes s’ouvrirent sans bruit.

À l’intérieur, des fresques oubliées racontaient une autre version du monde.

Un monde où la mémoire était Dieu, et les peuples, ses prêtres.

Il posa la main sur un mur.

Et dans un éclair, vit Arnaud.

Le lien était désormais clair.

Le porteur et l’ancien croisé étaient deux faces d’une même histoire.

La Loge voulait l’un.

La tanière avait choisi l’autre.

À la forteresse, Arnaud referma le manuscrit.

Son visage n’exprimait ni haine ni fanatisme.

Seulement la fatigue de ceux qui ont trop cru.

— Je comprends, murmura-t-il. Ce n’est pas une guerre de foi.
— C’est une guerre de narration.

Il se leva. Son ombre s’étira.

— Alors écrivons.

Et loin de là, dans la jungle, l’enfant porteur ouvrit les yeux. Une larme de sang coula.

Et il dit, doucement :

— Le feu revient.

Chapitre 21 — La Troisième Parole

Il est des noms qu’aucun scribe n’a jamais couchés sur le vélin. Des lignées entières effacées non par le feu, mais par la peur. Des peuples non pas exterminés, mais déniés.

C’est d’un de ces peuples que vient Elle.

Dans une caverne de basalte, aux confins du désert du Djouf, une femme sans âge caresse une paroi. Sa peau est striée de lignes claires, comme si le temps l’avait gravée. Elle ne parle pas. Elle chante à l’envers.

Autour d’elle, sept enfants nus dessinent avec du charbon. Ils dessinent la sphère, le porteur, le croisé, l’arbre noir… et quelque chose d’autre. Un œil, immense, inversé.

Un œil qui écoute au lieu de voir.

Elle s’appelle Nissaba, mais ce nom n’existe dans aucune langue humaine encore parlée. Elle était là avant la tanière, avant les Jarls, avant les Loges.

Son chant réveille les fosses où gisent les contes non racontés.

Elle se lève. Lentement.

Ses pas fissurent le sol.

Pendant ce temps, dans le temple en spirale, le jeune porteur dort à même la pierre.

Ses rêves sont plus lourds chaque nuit. Il y voit la tanière engloutie, la sphère brisée… et une silhouette nue, brûlante, debout dans les cendres.

— Qui es-tu ? demande-t-il.

La femme lui répond sans ouvrir la bouche :

— Je suis ce que vous avez tous oublié d’oublier.

Il s’éveille en sursaut.

Et découvre, dans sa main, un galet noir. Tiède. Gravé d’un glyphe spiralé inconnu.

À la forteresse, Arnaud sent lui aussi l’air changer. Il médite sous les arches brisées, relit le manuscrit des Jarls. Son regard est fatigué, mais lucide.

Livia entre, grave.

— L’un de nos Veilleurs a disparu.

— Où ?

— Djenné. Le Nœud des Boues Rouges.

— Ce Nœud est scellé depuis le XIIIe siècle...

— Justement.

Elle lui tend une carte : un point rouge, vibrant, est apparu.

— Une troisième source vient d’émerger. Ni sphère, ni croix.

Arnaud ferme les yeux. Il sent le monde se déséquilibrer.

— Le chant.

— Quel chant ?

— Celui d’avant les mots.

Nissaba marche maintenant dans une ville morte.

Les maisons sont intactes. Mais aucun souffle, aucun insecte.

Elle chante, et les murs répondent. Ils pleurent.

Chaque pierre révèle un souvenir : un roi oublié, une querelle d’amants, un pacte de vengeance, un nom d’enfant mort.

— Elle réveille les archives vivantes.

Car Nissaba n’est pas là pour choisir un camp.

Elle est là pour restaurer le Tiers-Monde de la Mémoire.

Celui que ni la tanière ni la Loge ne contrôlent.

Celui où l’oubli est un droit, pas un châtiment.

Le porteur, au même instant, sent la sphère trembler.

Elle ne lui obéit plus tout à fait. Elle vibre, comme si elle écoutait autre chose.

Il ferme les yeux.

Et voit Nissaba.

Il ne comprend pas. Mais il sait : une autre histoire vient de commencer.

Une histoire qu’aucun des deux camps n’avait prévue.

Et dans les couloirs souterrains de la forteresse, Arnaud, les mains tremblantes, dessine un cercle.

Puis un triangle.

Puis une spirale.

Il n’a pas appris ce symbole.

Il l’a souvenu.

Et cela l’effraie plus que tout.

Chapitre 23 — La Confluence

À Aksum, l’ancienne capitale d’un royaume éteint, la pierre chante à qui sait l’écouter.

Les obélisques brisés projettent des ombres plus longues que le jour ne le permet. Sous le sol, un entrelacs de chambres creusées à l’âge du cuivre résonne encore du souffle des morts — non pas les corps, mais les souvenirs.

C’est là que le porteur arrive.

Il est guidé par des signes qu’il ne comprend plus : les glyphes se forment seuls sous ses pas, la sphère s’élève parfois sans qu’il ne la touche. Et la voix qu’il entend dans ses rêves n’est plus douce.

Elle exige.

— Tu n’es pas là pour porter. Tu es là pour ouvrir.

Il ne sait pas à quoi.

Mais il marche.

Au même moment, Arnaud, vêtu de son manteau de scribe et non plus d’épée, pénètre dans les ruines depuis le nord.

Il n’a pas été envoyé.

Il s’est rendu ici, comme on revient au cœur d’un serment brisé.

Livia a voulu l’en empêcher. Il l’a laissée derrière.

Quelque chose dans la mémoire de la terre l’appelle — une vibration, une tension sous les dalles.

— Je veux voir ce que j’ai trahi.

Et de l’ouest, descend Nissaba, entourée de ses enfants muets.

Elle ne parle pas aux hommes. Elle ne débat pas avec les factions. Elle remet en place les plaques mémorielles du monde, là où elles ont été arrachées.

Les oiseaux fuient à son approche. Le vent se tait. L’écho lui-même s’incline.

Elle vient réunir ce que les siècles ont tenté de séparer.

Au crépuscule, ils arrivent tous trois devant la porte enfouie, scellée sous un bloc de basalte que même les charrues du temps ont contourné.

Le porteur est le premier à poser la main sur la pierre.

Il ne comprend pas le chant. Mais il le porte en lui.

Arnaud s’approche.

— Tu es l’enfant des deux silences, dit-il.

Le porteur ne répond pas.

Nissaba s’avance enfin. Ses pieds nus ne soulèvent pas la poussière. Ses enfants s’arrêtent à distance.

Elle touche l’épaule du garçon.

Puis lève les yeux vers Arnaud.

Et parle enfin.

— Il n’y a pas de vérité. Seulement des seuils. Et nous y sommes.

La pierre s’ouvre.

Pas en craquant. En s’effaçant.

Un escalier descend, sans lumière.

Ils entrent tous trois.

Ce qui les attend n’est ni une arme, ni un trône, ni une mémoire. C’est un espace d’avant la pensée, un lieu tissé de sensations pures : douleur sans cause, beauté sans forme, amour sans objet.

Et au centre, l’Arche-Mémoire.

Un cylindre d’os et de ver, suspendu dans l’air, vibrant d’un souffle ancien.

Le porteur tombe à genoux.

Arnaud tend la main… mais recule.

Nissaba murmure :

— Celui qui touche, devient source.

Le garçon lève les yeux.

Il comprend.

Il choisit.

Il pose les doigts sur l’Arche.

Et soudain, le monde s’arrête de respirer.

Pendant une seconde suspendue, tous ceux qui rêvent — du nord au sud, du passé au présent — sentent une chaleur leur effleurer le cœur.

La mémoire change de forme.

Elle cesse d’être verticale.

Elle devient arborescente.

Et à la surface, dans une ruelle oubliée de Fez, une femme très vieille — sans nom, sans toit — s’arrête, le regard perdu.

Elle sourit.

— Ils ont ouvert l’arbre.

Chapitre 24 — L’Arbre Fractal

Lorsque l’Arche-Mémoire s’ouvrit, il n’y eut ni lumière ni fracas.

Il y eut une discontinuité.

Un instant si dense que le temps refusa d’enregistrer ce qu’il voyait.

À Strasbourg, un moine copiste enlumine une Bible du XIIIe siècle. Il lève la tête, interloqué : sur le vélin, un arbre étrange est apparu entre les lignes de l’Évangile selon Jean.

Il n’a pas dessiné cela.

L’arbre n’a pas de tronc, seulement des ramifications qui tournent sur elles-mêmes.

Au milieu : un œil.

À Kampala, une jeune archiviste numérique observe sa console. Un fichier sans auteur, sans source, vient d’apparaître dans tous les serveurs reliés à la base ethnographique.

Il s’intitule :
"Vers la racine qui ment."

Elle l’ouvre.

À l’intérieur : des visions. Des chants. Des runes. Et une phrase, répétée :

« Ce qui fut effacé cherche son reflet. »

À la forteresse, Livia hurle en silence. Tous les parchemins de la Loge s’animent. Les encres anciennes changent d’orientation. Les cartes tournent. Les Nœuds changent de nom.

Le Grand Nœud de Tolède est devenu :
"Langue de Boue, Parole Scellée."

Et surtout, le Nœud central, que la Loge croyait verrouillé…

… vient d’émettre un signal.

Un point rouge. Vibrant.

Coordonnées inconnues.

Dans la tanière, les racines saignent.

Le bois vivant tremble. L’Arbre Noir, que les Jarls croyaient unique, se démultiplipe : il se fractalise, envahit les couloirs mentaux, pousse dans les rêves des dormeurs.

Chaque homme, chaque femme, reçoit une image inversée de soi.

Pas un souvenir.

Un autre itinéraire.

Et sous la terre d’Aksum, dans le silence revenu, le porteur s’est effondré.

Ses yeux sont blancs.

Son souffle n’est plus humain.

Nissaba le veille, muette.

Arnaud, debout, s’éloigne de l’Arche.

— Il a choisi, dit-il.

— Non, corrige Nissaba.
— Il s’est offert.

L’Arche-Mémoire n’a pas contenu une vérité. Elle a contenu un mécanisme de bifurcation.

Elle n’a pas dévoilé ce qui fut.

Elle a semé ce qui aurait pu être.

Partout dans le monde, les Alternes apparaissent.

Des enfants rêvent en langues mortes qu’ils n’ont jamais apprises.

Des vieillards se souviennent de blessures subies par d’autres.

Des statues suintent.

Des épées se désagrègent.

Les peuples commencent à se souvenir d’histoires qu’ils n’ont jamais vécues.

À Tombouctou, un vieux griot murmure :

— L’arbre n’a jamais été un.

Il lève les yeux.

— Il était refusé.

Et dans un monastère oublié des Carpates, un frère aveugle trace à la craie sur une dalle de pierre un glyphe jamais appris.

Le glyphe de l’arbre fractal.

Il sourit.

Et murmure :

— Le monde devient lui-même.

Chapitre 25 — Le Masque et la Racine

Le porteur ne parle plus.

Il respire, oui, il marche encore, mais ses gestes sont lents, profonds, comme ceux d’un arbre qui se penche. Depuis qu’il a touché l’Arche, son regard ne voit plus le monde. Il l’entend pousser.

Au nord, la Loge entre en alerte absolue.
Le Conseil restreint se réunit dans le Cratère de Glarus, entre mille couches de schistes scellés.

Livia parle d’une voix dure :

— Il n’est plus un porteur. Il est devenu un catalyseur.

— D’un quoi ? grince l’un des Anciens.

— D’un système-racine. Il diffuse une mémoire non-linéaire. Il fait germer des récits qui ne viennent d’aucune tradition codifiée.

— Alors on le coupe.

Silence.

Livia lève les yeux.

— On ne coupe pas une racine. On la masque, ou on est englouti.

Un autre demande :

— Qui masque les masques ?

Dans la tanière, les Jarls restants tiennent conseil sous l’écorce sacrée. L’Ancienne Solveig griffe les dalles avec la hache rituelle.

— L’Arche a trahi ses pactes.

Mais l’un des jeunes loups noirs réplique :

— Non. Ce sont les pactes qui ont trahi l’Arche.

Ils comprennent trop tard : la Sphère n’est plus sphère. La Croix n’est plus croix. Les deux modèles se dissolvent dans le Tiers.

La tanière tremble. Des filaments noirs apparaissent dans les souterrains. Ils murmurent.

"Souviens-toi de ce que tu n’as jamais vécu."

Dans le monde entier, des poches d’Altération surgissent.

À Recife, un fleuve se met à couler à l’envers trois jours de suite.

À Istanbul, la mosaïque du Jugement dernier change : au centre n’est plus le Christ, mais un enfant aveugle tenant un fruit fractal.

À Tunis, une médersa voit son architecture muter chaque nuit. Chaque matin, elle raconte une autre époque.

La Loge, paniquée, tente une riposte.

Ils convoquent le Masque-Racine, une entité gardée depuis l’ère napoléonienne, enfouie sous l’ancien dépôt du Caire.

On dit qu’il fut sculpté dans le cœur d’un arbre préhumain, et gravé avec le nom de chaque histoire jamais contée.

On dit qu’il ment avec sincérité.

On dit que ceux qui le portent oublient leur nom pour parler au monde.

Un scribe sans lignage, un certain Corentin, est désigné.

On le mène dans la salle des mille noms.

Il s’agenouille. Prend le masque. L’enfile.

Et s’efface.

Là où il se tenait, une voix nouvelle émerge.

— Je suis le Tuteur.
Je parle à la place de l’Histoire.

Dans un chant grave, le Tuteur décrit un monde où la mémoire ne se choisit plus, mais s’impose.
Il veut recouvrir l’arbre fractal d’une écorce universelle : une Histoire totale, sans failles ni alternatives.

Mais dans les vents du Sahel, Nissaba rit.

Elle comprend.

Le masque ne masque plus rien.

Car la racine a poussé sous le masque.

Et au fond de lui, le porteur ouvre les yeux.

Non pas sur le monde.

Mais sur les mondes ensemencés.

Et au lieu de parler, il chante.

Pas un chant de triomphe.

Un chant de dispersion.

Dans les rêves des enfants, désormais, il n’y a plus de héros.

Il n’y a que des noeuds à choisir.

Des bifurcations à accueillir.

Des seuils à oublier ou à franchir.

Et quelque part, loin des regards, une main grave une spirale sur la peau d’un nouveau-né.

Elle murmure :

— L’ère des raconteurs vient de commencer.

Chapitre 26 — Le Droit de Mentir

Le Tuteur est vêtu de silence.

Non pas celui du mystère, mais celui de l’autorité.

Son masque de bois blond suinte une sève noire que les scribes appellent chronolacrime — une larme de temps figé. Il ne voit pas par les yeux. Il voit par les souvenirs que les autres n’ont pas eus.

Chaque mot qu’il prononce efface une autre version du monde.

Son premier acte fut simple.

Il se tint au sommet du Mont Lokon, en Sulawesi, et prononça le mot interdit :
"Premier."

Le volcan, qui dormait depuis cent ans, s’ouvrit. Non pas en éruption, mais en chant.

Un halo d’encre entoura l’île.

Les mémoires doubles furent écrasées.

Dans les jours qui suivirent, dix-huit versions divergentes de la fondation du monde furent effacées dans les rêves d’enfants.

Le Tuteur ne détruit pas.
Il corrige.

Partout où la mémoire se fait buisson, il taille un chemin droit.

Il se pense jardinier.

Mais il ne voit pas les spores.

Car au sud, en Casamance, une forêt nouvelle pousse chaque nuit.

Elle n’a ni nom, ni maître.

Elle n’est mentionnée dans aucune carte.

Et pourtant, des dizaines de femmes, d’enfants, de vieillards s’y réunissent chaque crépuscule pour partager des souvenirs qui ne sont pas les leurs.

Ils racontent leur mort en mer alors qu’ils ne l’ont jamais connue.

Ils se souviennent d’un hiver dans les fjords, alors qu’ils n’ont jamais quitté l’Afrique.

Ils pleurent une sœur morte à Birkenau, alors qu’ils n’ont jamais eu de sœur.

Ils rient d’un festin viking sur les dunes de Mauritanie.

Et chaque nuit, l’arbre fractal pousse plus fort.

Ils ne savent pas qu’ils chantent avec le porteur.

Mais ils chantent juste.

Le Tuteur dépêche des agents pour sceller cette anomalie. Il les appelle les Métonymes — des porteurs d’Histoire réduite.

Les Métonymes récitent.

Ils effacent.

Ils imposent le récit canonique.

Mais dans la forêt, une vieille femme leur répond :

— Ce n’est pas un récit, c’est une ruche.

Et vous êtes des apiculteurs avec des filets troués.

Pendant ce temps, Livia quitte la Loge.

Elle n’écrit plus. Elle écoute.

Elle trace à la craie un réseau de portes sur les murs d’une école abandonnée au Liban.

Chaque porte donne sur un souvenir.

Elle les appelle : des variantes d’accueil.

Et le porteur, maintenant dissous dans l’arborescence, n’est plus une entité. Il est un canal. Il ne pense pas, ne veut pas, ne choisit pas. Il offre.

Chaque être humain devient un nœud potentiel.

Le réel n’est plus consensuel.

Il devient optionnel.

Et le Tuteur, de plus en plus seul, tente un dernier acte : le Droit de Mentir.

Il grave ce droit dans les archives de la Loge :

"Quiconque connaît la fin a le droit d’écrire le début."

Il veut l’imposer aux rêveurs, aux dispersés, aux rucheurs, aux fragments.

Mais à Zanzibar, un garçon de dix ans rêve une autre version de ce droit :

"Quiconque écoute assez longtemps a le droit de recommencer."

Et ce droit, doux et souple, commence à se propager.

Le Masque pleure.

Le Tuteur chancelle.

Et le chant, désormais, n’a plus de centre.

Il n’a plus besoin d’Arche.

Il n’a plus besoin de porteur.

Le monde se raconte sans filtre.

Chapitre 27 — Le Monde-Spore

Il n’y avait pas de ville ici.

Seulement du sable, du vent et les carcasses oubliées des projets coloniaux.

Et puis, une nuit, le sable a parlé.

Non pas comme une voix.

Mais comme une trame.

Et dans le rêve d’une nomade mourante, la ville s’est souvenue d’avoir existé.

Elle s’appelle Anharat.
Aucune carte ne la mentionne.
Aucun satellite ne la capte.

Et pourtant, elle croît.

Ses murs sont faits de sel noir.

Ses arches reprennent la géométrie des spirales mémorielles du porteur.

Ses habitants ?

Des êtres que personne ne connaît, mais que tout le monde se souvient vaguement d’avoir oubliés.

Des visages familiers sans prénom. Des gestes précis sans coutume.

Ils parlent un idiome sans racines, mais chaque phrase semble évidente.

Dans les écoles d’Anharat, les enfants apprennent à réciter les souvenirs des autres.

Chaque matin, ils choisissent une mémoire à porter pour la journée.

Certains vivent une vie de pêcheur inuit.

D’autres celle d’un oracle hittite.

Personne ne rit.

Car chacun sait que ces souvenirs sont des spores fertiles.

On ne les juge pas.
On les cultive.

Une fois par an, la ville célèbre la Pleine Désertion : un rite où chaque citoyen abandonne son propre nom pendant une journée entière, et le remplace par un titre.

Pas un titre social.

Un titre-rêve.

"Celui-qui-brûla-par-erreur."
"La-boucle-qui-a-sauté."
"Racine-défaite-d’un-chant-inutile."

Ils marchent dans les rues, masqués de souvenirs.

Et à la tombée du jour, tous retirent leur masque ensemble.

Leur visage est le même.

Mais leur voix a changé.

Le Tuteur, lorsqu’il apprend l’existence d’Anharat, convoque un Conclave d’Urgence.

Il décide d’un envoi spécial : une Métonyme inverse, capable non pas d’imposer un récit… mais de l’écouter jusqu’à l’implosion.

Elle s’appelle Elouan.

On dit qu’elle a oublié son enfance pour mieux lire celles des autres.

Elle arrive à Anharat au crépuscule.

On lui offre du lait de figue et un Livre vierge.

On lui demande d’écrire ce qu’elle n’a pas vu.

Elle hésite.

Mais au fil des jours, son Livre se remplit… sans qu’elle ne touche la plume.

Chaque page est une mémoire tierce.
Chaque ligne une version refusée du réel.

Elle tente de résister.

Mais la ville-spore ne combat pas.
Elle intègre.

Alors Elouan cesse d’écrire.

Et commence à chanter.

Sa voix est rauque.
Pleine de doutes.

Mais elle trace une spirale nouvelle dans la mémoire collective.

Et un matin, elle murmure :

— Ce n’est pas un monde-spore.
— C’est le réel après inoculation.

À des milliers de kilomètres, le porteur — ou ce qu’il est devenu — ressent le frisson.

Non comme une victoire.

Mais comme un accord ténu.

Et à la Loge, Livia ouvre une page blanche.

Elle y écrit :

Chapitre 1 : les mondes autres ne s’excusent pas d’être.

Chapitre 28 — L’Enfant sans Rappel

Il est né un matin de sable doux, entre la troisième brume et la huitième cloche.

Personne ne l’attendait.
Personne ne le nomma.

Il ne fut pas choisi, ni rêvé, ni même pressenti par les chroniqueurs de spores.

Il ne pleura pas.

Il ouvrit les yeux, et il regarda droit devant lui.

Les sages d’Anharat l’appelèrent d’abord Réticence.
Puis, au bout de trois jours, ils cessèrent de tenter.

Car l’enfant ne se souvenait de rien.
Mais surtout : il n’accueillait aucun souvenir.

On lui présenta le rituel des empreintes.
On tenta de lui faire incuber la mémoire d’un berger syrien, d’une aviatrice soviétique, d’un voleur persan du Xe siècle.

Rien.

Il vivait.

C’est tout.

Et c’était intolérable.

À Anharat, la mémoire est fluide.
Chacun se tisse par les fils d’autrui.

Mais l’enfant était un tissu brut.
Sans tissage. Sans surimpression.

Il ne refusait pas les histoires.

Il les regardait passer.

Comme on regarde un oiseau qu’on n’attrapera pas.

La plus âgée des conteuses, Ssi-Nalah, dit :

— Il n’est pas un nœud.
— Il est une jointure.

— Une jointure entre quoi ? demanda-t-on.

Elle haussa les épaules.

— Entre ce que nous sommes… et ce que nous aurions pu laisser être.

Le chant du porteur, qui s’était dilué en mille voix, se tut brièvement.

Un silence étrange envahit certaines spores.

À Lviv, un ancien espion rêve d’un garçon au regard neutre qui tient un bol vide.

À Medellín, une poétesse cesse de réciter. Elle entend la phrase :

"Ce que tu refuses d’inventer, il le deviendra."

Livia, depuis un monastère suspendu au-dessus de Séfrou, comprend.

Elle trace dans la poussière :

"Le vide est une narration plus précise que l’exactitude."

Elle murmure :

— L’enfant est une faille viable.

Mais les Anciens d’Anharat prennent peur.

Et les spores, eux aussi, commencent à se méfier.

Car si un être peut ne rien recevoir, alors peut-être que tout ce qui a été transmis n’est pas nécessaire.

Et si la mémoire n’est pas nécessaire…

Alors une faction se lève.
Ils s’appellent les Raclateurs.

Leur but : poncer les traces.
Effacer les ancrages.

Ils voient en l’enfant une arme, ou un signal.

Et ils viennent le chercher.

Mais l’enfant, ce jour-là, ne fuit pas.

Il sort de la ville.

Seul.

Il ne connaît pas le désert.

Mais il marche, lentement, comme quelqu’un qui n’a jamais appris à douter.

Il ne cherche pas.
Il traverse.

Et à chaque pas, le chant du porteur reprend.

Mais cette fois, il n’est pas fractal.

Il est monotone. Pur. Linéaire.

Une ligne nue dans un monde de spirales.

Et ceux qui entendent ce nouveau chant s’arrêtent.

Certains pleurent.

Car ce qu’ils perçoivent n’est pas une histoire.

Mais la possibilité d’un silence fertile.

Un vieux Jarl, caché au cœur de la Tanière, souffle :

— Nous avons chanté trop fort.
— Le monde demande une pause.

Et l’enfant, quelque part, s’assied.
Il ferme les yeux.

Et ne rêve pas.

Pas encore.

Mais il prépare le sol.

Chapitre 29 — Le Sable Qui Se Souvient

Le désert n’a pas de nom.

Il s’étend, hors de toute carte, entre l’ancienne Tripolitaine et l’ombre mouvante de ce qui fut autrefois le Fezzan.

Aucun peuple n’y vit.

Et pourtant, le sable se souvient.

L’enfant marche.

Son pas n’est ni lent, ni pressé.

Il ne suit aucune étoile. Il ne suit rien.

C’est cela qui trouble le vent.

Car le désert connaît les nomades, les fuyards, les prophètes et les marchands.

Mais jamais il n’a connu quelqu’un qui ne cherche rien.

Et alors, sous les pas de l’enfant, une chose ancienne s’éveille.

Pas une bête.

Pas une entité.

Un ressentiment.

Le sable se soulève. Forme des courbes. Trace des motifs. Un ancien alphabet qui fut parlé par les dunes avant même que l’homme ne distingue les rêves du réel.

Ce langage a un nom :

"Raneïm."

Il signifie : ce que le monde voulait dire mais s’est tu.

L’enfant s’arrête.

Il regarde.

Il ne comprend pas.

Et pourtant… les lettres de sable ne s’effacent pas.

Elles persistent.

Elles s’ancrent dans le monde, non pas comme récit…
Mais comme cadre d’émergence.

À Anharat, les spores vibrent.

Un enfant abandonne la mémoire d’un roi dogon pour pleurer sans raison.

À Bergen, une chamane en transe dessine un symbole identique à celui tracé dans le sable.

À la Tanière, le vieux Jarl Skilvak murmure :

— Raneïm.
— La langue d’avant les divergences.

C’est ainsi que l’on comprend : l’enfant n’est pas vide.

Il est pré-résonant.

Et cela, la Loge ne peut le tolérer.

Car tout ce qui précède le récit peut réécrire le récit.

Le Tuteur, affaibli, fait une dernière tentative.

Il convoque les Portefailles — êtres hybrides, mi-humains, mi-échos, capables de contenir des archives effacées.

Il leur confie une mission :

— Enfermez ce sable dans une boucle morte.
— Faites qu’il ne parle plus.

Mais les Portefailles, dès qu’ils posent pied dans la zone, se mettent à pleurer.

Le sable leur parle.

Il leur rend ce qu’ils n’ont jamais su qu’ils avaient perdu.

Un d’entre eux, Sulek, tombe à genoux.

Il dit :

— Ce n’est pas un désert.
— C’est l’origine de notre oubli.

Et le mot "oubli", prononcé avec justesse, devient une clef.

Alors, l’enfant lève les yeux.

Il regarde Sulek.

Puis trace trois lettres dans la poussière, sans les connaître.

R
A
Ë

Räe.

La première racine du mot "rêver" dans une langue qui n’existe plus, mais dont tous les fragments d’humanité ont gardé l’empreinte dans le sang.

La terre gronde.

Une oasis impossible surgit, non pas avec de l’eau… mais avec des images d’enfants non-nés, de pactes jamais conclus, de fins refusées.

Ce n’est pas une vision.

C’est une archive qui se cherche un hôte.

Et l’enfant, sans mémoire, est apte.

Il ne la contient pas.

Il la laisse traverser.

Et pour la première fois depuis des siècles, un peuple oublié entre dans le monde par la seule porte qui n’attendait personne.

Le sable devient terre.
Le silence devient chant.
Mais un chant qui ne dit rien.

Un chant qui permet.

Et au cœur du désert, sans aucun témoin, l’enfant dit sa première phrase :

— Je ne viens pas d’un souvenir.
— Je suis ce que vous avez laissé en plan.

Chapitre 30 — Ceux qui restèrent pour écouter

La Tanière n’a jamais été un lieu.

C’est un plissement du monde.

Une courbure née d’un refus si violent qu’il a creusé un espace dans le temps.

Et dans ce creux : des hommes.
Des femmes.
Des fragments.

Des Jarls sans drakkars.
Des reines sans royaume.
Des enfants sans enfance.

Tous unis par un chant commun.
Un chant qui excluait pour mieux tenir debout.

Mais depuis peu, ce chant vacille.

Pas parce qu’on l’attaque.

Mais parce qu’un autre silence lui fait face.

Le silence de l’enfant sans rappel.

Celui que le désert a choisi, ou que le monde a laissé advenir.

Et ce silence parle plus fort que mille récits.

À la Tanière, le vieux Jarl Skilvak, rongé par les visions, comprend.

Il réunit ceux qui savent encore écouter.

Ils ne sont pas nombreux.

Des anciens.

Des traîtres.

Une cartographe devenue muette.
Un artisan qui parle au bois.
Une femme au crâne rasé qui n’a plus d’ombre.

Skilvak leur dit :

— Le chant que nous avons tenu comme un totem est devenu une clé rouillée.
— Il ouvrait une seule porte.
— Le monde en contient d’autres.

Silence.

Puis, la femme sans ombre murmure :

— Le Raneïm.

Ils n’ont jamais vu cette langue.

Mais ils la reconnaissent.

Elle n’a pas de règles, mais elle appelle.

Et ceux qui écoutent trop longtemps changent.

Alors, dans une salle oubliée de la Tanière, ils s’assoient.

Et ils ne parlent plus.

Pas un mot.

Pas un son.

Ils laissent venir ce qui veut venir.

Et peu à peu, les murs suintent.
Les anciennes runes se modifient.
Les cendres froides des bûchers racontent une autre histoire.

Une histoire sans héros.
Sans victoire.
Mais pleine de promesses non tenues.

Skilvak ferme les yeux.

Il revoit un souvenir d’enfance — mais ce n’est pas le sien.

Il voit un garçon accroupi dans le sable, traçant un mot :

Räe.

Le souffle lui manque.

Et il comprend :

— Ce n’est pas un mot.
— C’est une perforation.

Le chant du porteur, lointain, s’est affiné.

Il n’est plus conquérant.

Il écoute aussi.

C’est cela le plus dangereux : le chant a appris.

Alors la Tanière se fissure.

Pas matériellement.

Mais dans son intention.

Certains veulent la refermer, la replier, l’enterrer sous le chant initial.

Mais d’autres — une poignée — choisissent de rester ouverts.

Ils deviennent les Écoutants.

Leur tâche est simple :

Ne pas parler les premiers.

Dans le silence qui suit, quelque chose entre.

Pas un esprit.
Pas une idée.

Un souffle.
Ancien.
Troublé.
Mais vivant.

Et l’un des Écoutants, une jeune fille aux yeux ternes, se redresse.

Elle dit :

— Je ne suis pas née pour reprendre l’histoire.
— Je suis ici pour ne pas la finir.

Dans l’ombre, un fragment de la Loge observe.

Il tremble.

Car il sait que l’uchronie ne peut résister à ceux qui refusent de choisir.

Et au loin, dans le désert, l’enfant sans rappel sent quelque chose.

Il n’est plus seul.

Le chant ne l’assiège plus.

Il est devenu sol fertile.

Épilogue — Ce que nous avons tu

Ce n’était pas une fin.

Ni un début.

C’était une résurgence.

Comme une île qui remonte lentement à la surface, sans bruit, sans drapeau.

Et sur cette île, il n’y avait pas de héros.

Il n’y avait que ceux qui avaient écouté trop longtemps pour encore croire en la clarté.

Le monde avait chanté.
Crié.
Conquis.
Classé.

Puis il avait tenté d’oublier.

Mais il n’avait jamais su taire.

Le silence, le vrai, celui qui n’exige pas d’être comblé, restait une frontière.

Et cette frontière, un enfant sans rappel l’avait franchie.

Pas en marchant.

Mais en demeurant.

La Tanière s’était partagée.

Certains avaient fui dans le vieux chant.
D’autres s’étaient ouverts au souffle.

Ces derniers, on ne les nomme pas.

Car le monde n’a pas encore de nom pour ceux qui n’écrivent rien, mais altèrent tout.

Ils ne sont pas les nouveaux maîtres.
Ils ne sont pas les futurs tyrans.

Ils sont les pores.

Ils laissent passer.

L’enfant, lui, ne grandira pas.

Il n’est pas un individu.

Il est un point d’inflexion.

Un lieu perméable.

On ne le retrouvera pas.

Mais parfois, un rêve surgira sans cause.
Une intuition naîtra sans filiation.
Un mot inconnu glissera dans une bouche d’enfant.

Et alors on saura :

Le Raneïm n’a pas été enseigné.
Il a attendu.

Et dans les ruines d’un port normand, recouvert de poussière rouge saharienne, un vieil homme gravera au couteau une phrase sur le bois d’un ancien drakkar :

“Ce que nous avons tu n’est pas mort.
Ce que nous avons laissé passer est devenu le sol.”

Puis il disparaîtra, emporté par une marée d’un genre nouveau.

Ni eau.

Ni feu.

Mais mémoire filtrée.

Et c’est assez.

Pour que d’autres, un jour, reprennent sans reprendre.

Et rêvent sans hériter.


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